Page:Mirbeau - Le Jardin des supplices.djvu/184

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Les yeux avidement fixés sur la corbeille, la Face n’avait pas cessé d’aboyer durant la récitation de la dernière strophe.

Alors, s’adressant à moi, tristement, Clara dit :

— Tu vois… Il ne se souvient plus de rien !… Il a perdu la mémoire de ses vers, comme de mon visage… Et cette bouche que j’ai baisée ne connaît plus la parole des hommes !… Est-ce inouï, vraiment !

Elle choisit parmi la viande du panier le meilleur, le plus gros morceau et, le buste joliment cambré, elle le tendit, du bout de sa fourche, à la Face décharnée dont les yeux luisirent comme deux petites braises.

— Mange, pauvre poète ! dit-elle. Mange, va !

Avec des mouvements de bête affamée, le poète saisit dans ses griffes l’horrible morceau puant et le porta à sa mâchoire où je le vis, un instant, qui pendait, pareil à une ordure de la rue, entre les crocs d’un chien… Mais aussitôt, dans la cage ébranlée, il y eut des rugissements, des bondissements. Ce ne furent plus que des torses nus, mêlés, soudés l’un à l’autre, étreints par de longs bras maigres, déchirés par des mâchoires et des