Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/164

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

valoir davantage, l’argent qu’elles dépensent ?… Malgré ce qu’on raconte de leur esprit d’administration et de leur avarice, je prétends qu’il n’est pas mauvais d’être dans ces maisons-là, où il y a encore plus de coulage que dans les maisons catholiques.

Mais Joseph ne veut rien entendre… Il m’a reproché d’être une patriote à la manque, une mauvaise Française, et, sur des prophéties de massacres, sur une sanglante évocation de crânes fracassés et de tripes à l’air, il est parti se coucher.

Aussitôt, Marianne a retiré du buffet la bouteille d’eau-de-vie. Nous avions besoin de nous remettre, et nous avons parlé d’autre chose… Marianne, de jour en jour plus confiante, m’a raconté son enfance, sa jeunesse difficile, et, comme quoi, étant petite bonne chez une marchande de tabac, à Caen, elle fut débauchée par un interne… un garçon tout fluet, tout mince, tout blond, et qui avait des yeux bleus et une barbe en pointe, courte et soyeuse… ah ! si soyeuse !… Elle devint enceinte, et la marchande de tabac qui couchait avec un tas de gens, avec tous les sous-officiers de la garnison, la chassa de chez elle… Si jeune, sur le pavé d’une grande ville, avec un gosse dans le ventre !… Ah ! elle en connut de la misère, son ami n’ayant pas d’argent… Et elle serait morte de faim, bien sûr, si l’interne ne lui avait enfin trouvé, à l’école de médecine, une drôle de place…