Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/369

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d’autre que cet éternel et monotone ballottement d’une maison à une autre, d’un lit à un autre, d’un visage à un autre visage…

Naturellement, j’écarte tout de suite la combinaison du capitaine… Je n’avais d’ailleurs pas besoin de cette dernière conversation avec lui, pour savoir quelle espèce de grotesque et sinistre fantoche, quel exemplaire d’humanité baroque il représente… Outre que sa laideur physique est totale, car rien ne la relève et ne la corrige, il ne donne aucune prise sur son âme… Rose croyait fermement sa domination assurée sur cet homme, et cet homme la roulait !… On ne domine pas le néant, on n’a pas d’action sur le vide… Je ne puis non plus, sans suffoquer de rire, songer un seul instant à l’idée que ce personnage ridicule me tienne dans ses bras, et que je le caresse… Ce n’est même pas du dégoût que j’éprouve, car le dégoût suppose la possibilité d’un accomplissement. Or, j’ai la certitude que cet accomplissement ne peut pas être… Si par un prodige, par un miracle, il se trouvait que je tombasse dans son lit, je suis sûre que ma bouche serait toujours séparée de la sienne par un inextinguible rire. Amour ou plaisir, veulerie ou pitié, vanité ou intérêt, j’ai couché avec bien des hommes… Cela me paraît, du reste, un acte normal, naturel, nécessaire… Je n’en ai nul remords, et il est bien rare que je n’y aie pas goûté une joie quelconque… Mais un homme d’un ridicule aussi incomparable que le