Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/48

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qui ne les fournissent pas ?… Ah ! ils ont de bonnes langues, en province !… Mazette !

Le père de Monsieur était fabricant de draps et banquier à Louviers. Il fit une faillite frauduleuse qui vida toutes les petites bourses de la région, et il fut condamné à dix ans de réclusion, ce qui, en comparaison des faux, abus de confiance, vols, crimes de toute sorte qu’il avait commis, fut jugé très doux. Durant qu’il accomplissait sa peine à Gaillon, il mourut. Mais il avait eu soin de mettre de côté et en sûreté, paraît-il, quatre cent cinquante mille francs, lesquels, habilement soustraits aux créanciers ruinés, constituent toute la fortune personnelle de Monsieur… Et allez donc !… Ça n’est pas plus malin que ça, d’être riche.

Le père de Madame, lui, c’est bien pire, quoiqu’il n’ait point été condamné à de la prison et qu’il ait quitté cette vie, respecté de tous les honnêtes gens. Il était marchand d’hommes. La mercière m’a expliqué que, sous Napoléon III, tout le monde n’étant pas soldat comme aujourd’hui, les jeunes gens riches « tombés au sort » avaient le droit de « se racheter du service ». Ils s’adressaient à une agence ou à un monsieur qui, moyennant une prime variant de mille à deux mille francs, selon les risques du moment, leur trouvait un pauvre diable, lequel consentait à les remplacer au régiment pendant sept années et, en cas de guerre, à mourir pour eux. Ainsi, on fai-