Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/518

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curiosité fugitive. Joseph avait pris sur moi, sur mon esprit comme sur ma chair, un ascendant qui n’était peut-être pas durable… Et peut-être n’était-ce en moi qu’une perversion momentanée de mes sens ?… Il y avait des moments où je me demandais aussi si ce n’était pas mon imagination — portée aux rêves exceptionnels — qui avait créé Joseph tel que je le voyais, s’il n’était point réellement qu’une simple brute, un paysan, incapable même d’une belle violence, même d’un beau crime ?… Les suites de cet acte m’épouvantaient… Et puis — n’est-ce pas une chose vraiment inexplicable ? — cette idée que je ne servirais plus chez les autres me causait quelque regret… Autrefois, je croyais que j’accueillerais avec une grande joie la nouvelle de ma liberté. Eh bien, non !… D’être domestique, on a ça dans le sang… Si le spectacle du luxe bourgeois allait me manquer tout à coup ? J’entrevis mon petit intérieur, sévère et froid, pareil à un intérieur d’ouvrier, ma vie médiocre, privée de toutes ces jolies choses, de toutes ces jolies étoffes si douces à manier, de tous ces vices jolis dont c’était mon plaisir de les servir, de les chiffonner, de les pomponner, de m’y plonger, comme dans un bain de parfums… Mais il n’y avait plus à reculer.

Ah ! qui m’eût dit, le jour gris, triste et pluvieux où j’arrivai au Prieuré, que je finirais avec ce bonhomme étrange, silencieux et bourru, qui me regardait avec tant de dédain ?…