Page:Mirbeau - Les Écrivains (première série).djvu/24

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pourtant Rembrandt a fait un immortel chef-d’œuvre. Mantegna a crucifié le Christ en un clair paysage d’Italie. La croix monte, chargée de son divin et sanglant fardeau, dans le ciel tout bleu de Naples, et là-bas, tout près sur la montagne, ce n’est pas Jérusalem qui dresse ses temples farouches, c’est une ville d’Italie tranquille et reposée, qui étale ses petites maisons familières. Et pourtant Mantegna a fait un immortel chef-d’œuvre.

Vous voyez une femme, au théâtre, accoudée au rebord d’une loge. Tout en elle est à son plan et en valeur, l’ombre qui l’enveloppe, les bijoux qui brillent à son cou, la fleur qui se fane au corsage, et l’indécision, la vaporisation des traits de son visage… Elle vous a charmé, vous la trouvez belle en cet éloignement, et véritablement elle est belle ainsi. Vos rêves s’en vont vers cette forme exquise que vous parez vous-même. Il vous importe peu qu’elle soit bonne ou méchante, intelligente ou sotte, elle est ce que vous la faites et ce que vous voulez qu’elle soit… Vous vous approchez ; souvent le rêve est parti, il ne reste plus qu’une femme vieille et laide, aux chairs tombantes, à la bouche crispée par un sourire bête… Eh bien, le naturalisme se rapproche toujours, il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre, il les dépouille de ce charme flottant – vrai aussi – qui entoure les êtres et les choses, et qui est le rêve ; c’est le miroir grossissant qui