Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/284

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Non ! non !… Je vous assure !…

— Laisse-moi donc tranquille !… Dans huit jours, tu seras debout… Et sais-tu ce que nous ferons ?… Eh bien ! Nous irons manger un lapin, chez le curé de Coulonges… Ah !… ah !…

La figure du pauvre diable s’illumine soudain… Il ne pense plus à son mal… Et, d’une voix mourante :

— Un lapin… Oui, nous mangerons un lapin…

— Et nous boirons du Pomard… de son vieux Pomard !…

— Oui, oui… de son vieux Pomard !…

Il est redevenu gai et plein d’espoir. Tous les deux, Joseph toussant, le vicaire riant, se sont mis ensuite à parler des grosses farces du séminaire.

Je suis parti le cœur serré. Ainsi, voilà un jeune homme qui va mourir. Ce n’est pas tout à fait une brute, ni tout à fait un ignorant, puisqu’il a lu des livres, appris des choses, suivi des classes. Il a dû ressentir des émotions, se créer des rêves. Si pauvre, si grossier, si incomplet qu’il soit, il doit avoir un idéal quelconque. Il va mourir, et il se désespère de mourir. Et la seule promesse de manger un lapin, lui redonne l’espoir de vivre.

Quelle tristesse ! Et ce qui est plus triste encore, c’est que cela devait être ainsi ; c’est que le vivant ne pouvait pas offrir, le mourant ne pouvait pas recevoir une espérance plus efficace et plus adéquate à leurs communes aspirations. Cela m’a troublé, pour toute la journée.

Je suis rentré par les rues silencieuses et froides. Le ciel est couvert comme d’une épaisse nappe de plomb. Quelques flocons de neige, obliquement chassés par un vent aigre, volent