Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/360

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s’émoussaient… C’était maintenant sur les coteaux ennemis, débarrassés de leur enveloppe de brume, comme un grouillement de fourmilière, une accumulation d’insectes innombrables et noirs, qui couvraient les pentes lointaines de leurs masses profondes, et semblaient faire de cet horizon une chose vivante et remuante, qui s’avançait. Dans la plaine, les régiments continuaient d’évoluer, semblables à de petites haies qui marchent, et de l’un à l’autre galopaient des cavaliers et des escortes de généraux, reconnaissables aux fanions flottants dans l’air louche, sous le ciel bas, d’une lividité tragique.

Et tandis que les hommes travaillaient, courbés, une charrette qui venait de la plaine, conduite par un ambulancier, s’arrêta près de Sébastien et de Bolorec. L’ambulancier demanda du feu pour rallumer sa pipe éteinte, et de l’eau-de-vie, car sa gourde était vide. Sébastien lui passa la sienne. La charrette était pleine de morts : un lugubre chaos de membres raidis et tordus, de bras cassés, de jambes en l’air entre lesquels apparaissaient des figures tuméfiées, barbouillées de sang noirâtre et séché. Au haut, un cadavre couché sur le dos, les yeux ouverts, vêtu de l’uniforme gris des zouaves pontificaux, brandissait un bras raidi et droit, comme une hampe de drapeau. Sébastien pâlit. Il venait de reconnaître Guy de Kerdaniel. Son visage était calme, à peine plus blanc, et il conservait, sous sa barbe blonde, étoilée de givre et maculée de terre, son insolente et maladive grâce d’autrefois. On voyait que Guy avait été tué raide, d’une balle dans le cou. La balle avait entraîné avec elle un morceau de la cravate qui bou-