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J.-B. POQUELIN DE MOLIÈRE.

les plus délicates, l’image vivante de la réalité. En traçant des portraits pour ses contemporains, le grand poëte écrivait en même temps des signalements pour l’avenir. Nous connaissons tous M. Jourdain. Dorante nous a trichés à l’écarté, et nous avons rencontré Vadius faisant des visites pour se faire nommer de l’Institut. Armande et Bélise, au dix-huitième siècle, ont été courtisées par des athées. En 1793, elles se sont appelées les tricoteuses, plus tard, les bas bleus, les femmes libres, les femmes incomprises ; en 1868, elles pérorent dans les réunions publiques et font des conférences ; mais sous leurs noms nouveaux et leurs toilettes nouvelles, nous les avons toujours reconnues.

Cœur droit, esprit ferme et sain, franc comme son style, trop grand par la pensée pour n’être point supérieur aux misères de la vanité littéraire, Molière défendit surtout la cause du bon sens et de la vérité. Il fut tout à la fois un grand peintre, un grand satirique, un grand moraliste. Il poursuivit, par Tartuffe, l’hypocrisie de la piété ; par les Précieuses, l’hypocrisie du langage ; par les Femmes savantes, l’hypocrisie des sentiments ; par Pancrace et Marphurius, l’hypocrisie du savoir. Comme Colbert, il combattit pour les grandes réformes : il lutta à côté de Descartes contre la barbarie scolastique ; à côté de Bacon, contre la science qui se payait de mots, et en raillant la faculté, il lui indiquait qu’elle devait à son tour, comme la philosophie, chercher le Novum Organum. Chaque fois qu’il aborde la défense de ses propres ouvrages, Molière se montre le plus grand des critiques. Il n’excelle pas seulement dans la peinture des vices et des ridicules, il excelle aussi à tracer les règles de la vie, et, si personne n’a mieux connu toute l’immensité de la sottise humaine, personne non plus n’a parlé avec la même hauteur et la même simplicité le langage de la raison. Philinte est le maître absolu de la morale sociale, et Chrysale le maître souverain de la morale domestique.