Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/179

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velle Héloïse. Qu’il y pensât ou non, la flétrissure est plus applicable à ce roman qu’au Misanthrope et à tout le théâtre de Molière.

Deux pages plus loin, vous lisez : — « Dans toutes les autres pièces de Molière,… on sent pour lui au fond du cœur un respect…, etc. » Du respect pour un professeur de vices et de mauvaises mœurs ! pour celui qui tâche constamment d’avilir la vertu ! Jean-Jacques n’y pensait pas !

Si Molière a voulu, dans le personnage d’Alceste, avilir la vertu, il a bien mal réussi ; car il n’est pas d’honnête homme qui ne fût charmé de ressembler au Misanthrope.

Le portrait que Rousseau se complaît à tracer du véritable Misanthrope est évidemment, dans son intention, le portrait de Jean-Jacques, c’est-à-dire de l’homme parfait… Il aurait fallu que Molière devinât Rousseau, et fit son apologie anticipée en cinq actes ; qu’au lieu d’Alceste et de Célimène, il peignît Jean-Jacques et Thérèse. C’est peut-être exiger beaucoup. »

Geoffroy, Chamfort, La Harpe, M. Nisard, en un mot, tous nos critiques les plus éminents, sont de l’avis de M. Génin contre Rousseau. « Si jamais, a dit Chamfort, auteur comique a fait voir comment il avait conçu le système de la société, c’est Molière dans le Misanthrope. C’est là que, montrant les abus qu’elle entraîne nécessairement, il enseigne à quel prix le sage doit acheter les avantages qu’elle procure ; que, dans un système d’union fondé sur l’indulgence naturelle, une vertu parfaite est déplacée parmi les hommes et se tourmente elle-même sans les corriger : c’est un or qui a besoin d’alliage pour prendre de la consistance et servir aux divers usages de la société. Mais en même temps l’auteur montre, par la supériorité constante d’Alceste sur tous les autres personnages, que la vertu, malgré les ridicules où son austérité l’expose, éclipse tout ce qui l’environne ; et l’or qui a reçu l’alliage n’en est pas moins le plus précieux des métaux. »

Ce sentiment est aussi celui de Geoffroy : « Ce n’est point le ridicule de la vertu que Molière a joué ; il est difficile de s’exprimer d’une manière moins exacte et plus impropre, c’est le ridicule d’un homme d’ailleurs estimable par quelques vertus. On peut être franc et brutal, on peut avoir de la probité sans avoir ni douceur, ni modération, ni prudence ; on peut être bon et dur, et frondeur atrabilaire, et censeur indiscret… Le but du Misanthrope de Molière est la tolérance sociale. C’est, de tous ses ouvrages, celui où il a représenté d’une manière plus générale les travers de l’humanité ; il est sorti dans cette pièce, plus que dans les autres, du cercle étroit des ridicules et des mœurs de son siècle ; il y a peint tous les siècles, puisqu’il y a peint le cœur humain. » — Malgré leur justesse, les