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Scène 2

Tartuffe, Laurent, Dorine.


Tartuffe, parlant bas à son valet, qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine[1].
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,

Et priez que toujours le ciel vous illumine.
855Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai, partager les deniers.

Dorine, à part.
Que d’affectation et de forfanterie !


Tartuffe
Que voulez-vous ?


Dorine
Que voulez-vous ? Vous dire…


Tartuffe, tirant un mouchoir de sa poche.
Que voulez-vous ? Vous dire… Ah ! mon Dieu ! je vous prie,

Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

Dorine
860Comment !


Tartuffe
Comment ? Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;

Et la chair sur vos sens fait grande impression !

  1. On a souvent demandé pourquoi Molière avait retardé l’entrée de son hypocrite jusqu’au troisième acte. Le secret de cette intention se trouve dans la Lettre sur l’Imposteur : « C’est peut-être, y est il dit, une adresse de l’auteur de ne l’avoir pas fait voir plus tôt, mais seulement quand l’action est échauffée ; car un caractère de cette force tomberait, s’il paraissait sans faire d’abord un jeu digne de lui. » (Aimé Martin.) — La Bruyère, dans le portrait d’Onuphre, qui est comme on sait, le pendant de Tartuffe, semble avoir blâmé indirectement cette entrée en scène dans ces lignes : « Il (Onuphre) ne dit point ma haire et ma discipline ; au contraire. Il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot. » Voici ce que M. Sainte-Beuve a répondu à cette critique : « Que La Bruyère dise tout ce qu’il voudra, ce Laurent, serrez ma haire…, est le plus admirable début dramatique et comique qui se puisse inventer. De tels traits emportent le reste et déterminent un caractère. Il y a là toute une vocation : celui qui trouve une telle entrée est d’emblée un génie dramatique ; celui qui peut y chercher quelque chose, non pas à critiquer, mais à réétudier à froid, à perfectionner hors de là pour son plaisir, aura tous les mérites qu’on voudra comme moraliste et comme peintre ; mais ce ne sera jamais qu’un peintre à l’huile, auteur de portraits à être admirés dans le cabinet.