Page:Monge - Coeur magnanime, 1908.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
64
CŒUR MAGNANIME

son frère lui racontait sa vie d’étudiant. Ces lettres apportaient une joie toujours nouvelle dans la chère demeure. Anne-Marie comptait les jours qui séparaient chaque courrier, puis quand la missive désirée arrivait elle la lisait et relisait, goûtant à chaque fois un bonheur indicible à parcourir ses lignes toutes débordantes de tendresse passionnée. Elle était heureuse ! Rodrigue l’aimait toujours. « L’absence, lui écrivait-il, n’atténue en rien mon amour pour toi, ma bien-aimée, au contraire elle ravive sans cesse mon brûlant désir de te revoir et de te posséder. » Elle le croyait. Elle-même sentait si bien qu’il lui était aussi cher que le jour où elle s’aperçut que tout son cœur allait vers lui.

Oui, Anne-Marie était heureuse, pleinement heureuse… hélas ! son paisible bonheur allait bientôt se rencontrer avec la douleur… La félicité de ce monde est si fragile qu’il suffit d’un léger heurt pour l’anéantir. Comme tout ce qui est humain, l’amour est sujet, lui aussi, à l’instabilité. On a dit : loin des yeux, loin du cœur. Cette désolante maxime résume bien l’inconstance humaine… Sans doute il y a, et il y aura toujours, des cœurs fidèles ; mais ceux-ci se trouvent plus souvent dans le chemin de l’amitié, bien rarement dans celui de l’amour. La constance semble être le privilège des affections saintes et pures. L’amour est presque toujours une jouissance égoïste de l’être aimé, les sens y dominent plus que le cœur ; loin de « l’idole » l’ardeur première s’émousse ; insensiblement le voile de l’oubli enveloppe le cœur et y efface le souvenir de l’objet qui naguère faisait ses délices. La séparation est un dangereux écueil pour l’amour ; celui de Rodrigue devait un jour s’y briser…