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petits mémoires littéraires

Clément Caraguel, à qui on les prêta, les fit mouvoir aussi bien qu’un autre. Mais sa fortune ne devait pas se borner là. Un beau jour, le Journal des Débats, le journal des Bertin, le journal de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, le pria de passer à ses bureaux. Caraguel fit répéter deux fois ces paroles au commissionnaire. Tout chemin mène à Rome ; le Charivari avait conduit Caraguel aux Débats !

Il y fit d’abord de la politique courante ; il la fit consciencieusement, comme il faisait toute chose. Ce n’était là encore pourtant qu’une étape dans sa destinée. Il se considéra comme décidément arrivé lorsque, à son grand étonnement, — et à l’étonnement général, — il fut appelé à la succession du feuilleton théâtral de Jules Janin. Jusqu’alors, Clément Caraguel s’était occupé peu ou prou de la question dramatique ; mais qu’importe ?

C’était Jules Janin lui-même qui, de son vivant, avait désigné son successeur à l’oreille du directeur des Débats. Le secret a été bien gardé jusqu’à la dernière heure. C’était un rusé compère, ce Jules Janin, sous les dehors d’un bonhomme bourdonnant, sans souci, indifférent, joyeux. Il avait principalement cette idée fixe de vouloir être regretté dans son feuilleton des Débats. Pour cela, il ne lui fallait pas un successeur trop brillant, qui le rappelât, même de loin, dans ses tics, dans son allure, dans son vagabondage, dans sa gaieté. Il se serait bien gardé de désigner Paul de Saint-Victor ou Banville, qui l’auraient peut-être fait oublier au bout de huit jours. Oublié, lui, Jules Janin ! Oublié, lui si longtemps le maître, l’arbitre, le juge, le prince, le tyran, le légendaire J. J. ! C’était une pensée à laquelle il ne pouvait s’accoutumer et se soumettre.