Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/152

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SONNET


I.


PARDON AMOVR, pardon, ô Seigneur ie te voüe
Le reſte de mes ans, ma voix & mes eſcris,
Mes ſanglots, mes ſouſpirs, mes larmes & mes cris :
       Rien, rien tenir d’aucun, que de toy ie n’aduoue.
Helas comment de moy, ma fortune ſe ioue.
       De toy n’a pas long temps, amour, ie me ſuis ris.
       I’ay failly, ie le voy, ie me rends, ie ſuis pris.
       I’ay trop gardé mon cœur, or ie le deſadvoüe.
Si i’ay pour le garder retardé ta victoire,
       Ne l’en traitte plus mal, plus grande en eſt ta gloire.
Et ſi du premier coup tu ne m’as abbatu,
       Penſe qu’vn bon vainqueur & nay pour eſtre grand,
       Son nouveau priſonnier, quand vn coup il ſe rend,
       Il priſe & l’ayme mieux, s’il a bien combatu.


II.

C’eſt amour, c’eſt amour, c’eſt luy ſeul, je le ſens :
       Mais le plus vif amour, la poiſon la plus forte,
       À qui onq pauvre cœur ait ouverte la porte.
       Ce cruel n’a pas mis vn de ſes traitz perçans,
Mais arc, traits & carquoys, & luy tout dans mes ſens.
       Encor vn mois n’a pas, que ma franchiſe eſt morte,
       Que ce venin mortel dans mes veines ie porte,
       Et deſ-ja i’ay perdu, & le cœur & le ſens.
Et quoy ? Si ceſt amour à meſure croiſſoit,
       Qui en ſi grand tourment dedans moy ſe conçoit ?
       Ô croiſtz, ſi tu peux croiſtre, & amende en croiſſant.
Tu te nourris de pleurs, des pleurs je te prometz,
       Et pour te refreſchir, des ſouſpirs pour iamais.
       Mais que le plus grand mal ſoit au moins en naiſſant.