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PREFACE.

C’est abus de faire le sage & le seul ensemble, si la fortune ne refuze un second. Il est vray qu’un amy n’est pas un second : ny l’amitié n’est plus joincture ny liaison ; c’est une double vie : estre amy c’est estre deux fois. Il n’est pas homme qui peult vivre seul ; & est chetif, à qui moins qu’un grand homme peut oster la solitude. Estre seul, c’est n’estre que demy. Mais combien est encore plus miserable celuy, qui demeure demy soy-mesme, pour avoir perdu l’autre part, qu’à faulte de l’avoir rencontré ! Il y a mille arguments pour impugner ceux qui disent qu’une belle ame peut vivre heureuse, sans l’alliance d’une autre, à fin d’excuser leur stupidité qui les empesche de la chercher, à faulte de la pouvoir bien savourer : et qui le pourroit, ardroit apres la volupté de l’esprit qui naist principalement en ce commerce d’un semblable, estant la premiere de toutes les humaines, par consequence nécessaire de la prééminence qu’il a sur chaqu’une des parties de l’homme. Ce n’est plus sa commodité ny son contentement qui la porte à ceste recherche ; c’est la preignante nécessité de sortir du desert : et n’est pas grande, si la foulle n’est desert pour elle. A qui vouliez vous qu’elle donne cognoissance de soy, s’elle ne trouve sa pareille ou, s’il importe peu de se faire cognoistre à qui ne le peut estre, qu’il ne soit préféré sur le demeurant des hommes, aymé, chery, voire adoré ? Quoy ? si quelque Monarque estoit réduit parmy des peuples où parce que sa dignité seroit ignorée, il fust mis entre les chartiers, ne souhaiteroit il point d’extrême ardeur de rencontrer quelqu’un qui recognoissant sa condition s’escriast : « C’est le Roy » et luy rendist son reng. Qui pourroit seullement faire patienter à la beauté de vivre entre des aveugles ? ou à la delicate voix de Néron de ne chanter qu’aux sourdz ? Estre incognu c’est aucunement n’estre pas ; car estre se réfère à l’agir ; et n’est point, ce semble, d’agir parfaict, vers qui n’est pas capable de le gouster. Si ce poinct, au reste, est ambition, aumoins ne sommes nous pas assez honteux pour la desadvouer ; c’est qu’un sage languit s’il ne peult rendre un homme de bien tesmoing de la pureté de sa conscience, au prix de ceste tourbe vulgaire ; de son desengagement des erreurs communes et privées dont elle affolle, combien il approche de Dieu plus près qu’elle, combien il pourroit faire de mal qu’il ne veult pas, combien il feroit meilleur se fier et commettre à luy qu’au reste du monde, et de quelle sorte il sçauroit bien-heurer son amy par sa vie ou le rachepter par sa mort. A qui veut-on après qu’il declare tant de belles conceptions ? qu’il confère et discoure (seul plaisir qui peut, sinon esbatre, au moings arrester et fonder une ame forte) sinon à quelque suffisance semblable ? Celuy qu’on relègue seul aux profondz desertz d’Arabie n’a rien de pis que cela, de ne veoir qui le ressemble, le congnoisse ny l’entende. A qui communiquera il tant de choses qu’il ne sçauroit taire sans se gehenner, ny les dire sans interest (par la tyrannie de la coustume sur la raison, ou quelque autre inconvenient) si ce n’est à une oreille saine ? Avecq qui se peut-il mocquer seurement de la sottize des hommes, tousjours très forcenée et le plus souvent si ruyneuse à son maistre propre qu’il semble qu’il ait gagé et entrepris, comme à prix faict, de s’esgorger pour blesser autruy : ne louant jamais son voisin pour sage sinon quand, par son exemple, il luy deffend d’estre heureux ? La cognoissance de cette chetifve condition humaine ne luy permettant pas aussi de s’asseurer ny qu’il face ny qu’il juge bien sans l’approbation d’un grand tesmoing, l’oblige à désirer un surveillant. Où veult-on après qu’il exploicte la vigueur de ses mœurs, la douceur de sa conversation, sa foy, sa constance, ses affections et ses offices ? Ceux qui soustiennent icy le party contraire disent qu’ils les respandent sur le peuple pour contrefaire une beneficence plus generalle. Certes, c’est, au contraire, ou qu’ils n’en trouvent point chez eux, ou qu’ils les y trouvent si maigres qu’ils n’en font pas grand compte ; car de ce qu’on donne à chascun, on n’en tient personne et personne ne s’en tient plus riche. Et puis, il n’y a nulle apparence que ce present là, dont ils esti-