Page:Montaigne - Essais, 1595.pdf/19

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PREFACE.

ment un crocheteur digne, ils l’estimassent apres digne de Platon. Il fault bien prester au vulgaire sa vertu, mais il ne la fault donner qu’à la vertu mesme : Et n’est pas vertu bien à poinct, s’il la peult toute employer ; & si ne luy sçauroit rester des parties vacantes sans læsion ; je dis læsion en son propre estre, d’autant qu’elle est action. Imaginez où vous reduirez Milo, si vous luy deffendez la luitte, & luy liez les bras. Au surplus, qui mesurera le désir & la commodité qu’un sage a d’un autre sage, mesurera le desgoust & l’incommodité qu’il est à un sot. Il s’appelle la touche où s’espreuve le bon & le faux or ; car selon l’estat et recherche que chascun en faict, il declare quel il est. La vigueur de ceste teste qui sert de délices à l’habile, c’est justement ce qui foule et froisse l’ignare ; et la clairvoiance estrangere n’est pas plus opportune à qui vault beaucoup qu’elle est importune à qui vault peu. Si vous cognoissez cettuy-cy, vous le ruinez ; il n’a bien que d’estre pris pour un autre. C’est pourquoy, quand on m’a rapporté qu’il y eust quelque estroicte intelligence entre deux personnes, si tost que j’en ay cognu l’une, je me suis asseurée de les cognoistre toutes deux. Pares cum parihus, disent les clercs. Vous ne pouvez apparier à mesme timon un foible et un fort cheval : tous deux s’empescheroient et se harasseroient esgallement. Et qui voudra multiplier cet exemple jusques à l’amour : qu’un galland homme eschappast à Theano et qu’un lourdault s’y prist sont choses, à mon advis, autant impossibles l’une que l’autre. La peau d’un sot est trop dure pour se coupper d’un couteau si délicat. Vous ne sçauriez attraper un bufle avec un las de soye : si feriez bien un Phoenix. En fin, suyvant nostre fil, je croy que mon Père eust esté d’opinion que quiconque prefereroit la sagesse de Socrates mesme au parfaict amy, si Dieu l’en mettoit au choix, ne sçauroit ny pourquoy celle là se donne, ny combien cettuy-cy vault ; ou bien il se sentiroit incapable de sa fruition ; et, de vray, quiconque est capable d’aymer et d’estre aymé comme nous l’entendons n’est incapable de rien. Le miserable qui le pert, il survit une perte racheptable de la sagesse de Socrates. Qui l’a eu et perdu n’a plus qu’espérer ny craindre ; car il a préoccupé le Paradis et l’Enfer. Et Pythias survivant à Damon, vous dira que, s’il n’a perdu soy-mesme, aumoins a-il perdu la moitié qui le mettoit en possession de l’autre. Sa condition n’est plus vivre, c’est souffrir ; car il n’est plus que par son mal-heur. Il n’est plus en effect ; ou, s’il est, c’est comme un paralytique qui survit à la meilleure part de ses membres propres ; car son estre estoit non pas joinct, mais infuz à celuy de son amy. Sa volonté mesme, sa liberté, sa raison luy restent désormais comme excremens inutiles, d’autant qu’il s’estoit accoustumé de ne les sçavoir plus jouyr que par les mains d’un autre. Et si avoit appris, en ce cher usage, qu’on ne les peut heureusement posséder qu’en la douce et fidelle garde d’un amy. Certes, il n’est plus du tout ; car s’il estoit plus amy qu’il n’estoit homme ny soy-mesme, ains s’il s’estoit transformé d’homme et de soy-mesme en amy, n’estant plus amy comment seroit il ? Sa conservation n’est autre chose que celle de ceste chère teste ; car il s’est perdu en soy, pour se recouvrer en autruy. Estre amy c’est n’estre que dépositaire de soy-mesme. La plus grande infelicité du monde c’est d’avoir la plus grande félicité ; je l’avois en ce très-grand Père, puis qu’il en fault achepter la possession terminée au prix de la privation perpétuelle. Mon ame a refusé cent fois obeyssance à ce mien dessein d’escrire un mot sur les Essays, me représentant l’impuissance qui luy reste parmy le trouble où ma calamité la précipite, et que ce n’est icy le lieu de parler de la tres-saincte et tres-chere société d’où la mort m’arrache, ny sa faculté, d’elle, de s’entretenir d’autre chose. Lecteur, n’accuse pas de témérité le favorable jugement qu’il a faict de moy, quand tu