Page:Montaigne - Essais, 1595.pdf/20

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PREFACE.

considéreras, en cet escrit icy, combien je suis loing de le meriter. Lors qu’il me loûoit, je le possedois ; moy avec luy, et moy sans luy, sommes absoluement deux. Il ne m’a duré que quatre ans, non plus qu’à luy La Boetie. Seroit ce que la fortune par pitié des autres hommes eust limité telles amitiez à ce terme, affin que le mespris d’une fruition si courte les gardast de s’engager aux douleurs qu’il fault souffrir de la privation ? Gueres de gens ne seront dangereux pourtant de broncher à ce pas ; chacun a beau se mocquer seurement de nostre impatience et nous deffier en constance ; car nul ne peut perdre autant que nous. Ils demandent où est la raison : la raison mesme c’est aymer en ces amitiez. On ne plaint pas ce mal-heur qui veut ; car voicy le seul mot du contract au marché de l’amitié perfaicte : Toy et moy nous rendons l’un à l’autre, par ce que nous ne sçaurions si bien rencontrer ailleurs. Il est mort à cinquante neuf ans l’an 1592 d’une fin si fameuse en tous les poinctz de sa perfection qu’il n’est pas besoin que je le publie d’avantage. Bien en publieray-je, si l’entendement me dure, les circonstances particulières alors que je les sçauray fort exactement par la bouche de ceux mesmes qui les ont recueillies (car plusieurs autres tesmoings n’ont sçeu confirmer ma créance) et recueillies avec le tendre à-Dieu qu’il commanda m’estre envoyé de sa part, de la main du sieur de la Brousse, son bon frere. Et le sieur de Bussaguet son cousin, qui porte dignement le nom de la maison de Montaigne, à laquelle il sert d’un bon pillier depuis qu’elle a perdu le sien, ne me peut esclaircir de cela, quand je l’allay veoir exprez pour m’en instruire, à Chartres, où ses affaires le portèrent il y a quelque année, d’autant qu’il n’estoit pas present au decez. Au surplus, la conduitte et succez de ce livre, conféré à la miserable incorrection qu’ont encouru les autres qui n’ont pas esté mis sur la presse du vivant de leur autheur, tesmoing ceux la de Turnebus, apprendra combien quelque bon Ange a monstre qu’il l’estimoit digne de particulière faveur, veu mesme que non pas seulement la vigilance des Imprimeurs, à laquelle on les remet communément en telles occurrences, mais encore le plus esveillé soing que les amys ayent accoustumé d’y rendre, n’y pouvoit suffire. Parce qu’outre la naturelle difficulté de correction qui se void aux Essays, ceste copie en avoit tant d’autres que ce n’estoit pas légère entreprise que la bien lire, et garder que telle difficulté n’apportast ou quelque entente fauce, ou transposition, ou des obmissions. Somme, après que j’ay dict qu’il luy falloit un bon tuteur, j’ose me vanter qu’il ne luy en falloit, pour son bien, nul autre que moy, mon affection suppléant à mon incapacité. Que je sçay de gré au sieur de Brach, de ce qu’il assista tousjours soigneusement madame de Montaigne au premier soucy de sa fortune, intermettant pour cet exercice la Poésie dont il honnore sa Gascongne, et ne se contentant pas d’emporter sur le siècle present et les passez le tiltre d’unicque mary, par la gloire qu’il preste au nom de sa femme deffuncte, s’il n’envioit encore celuy de bon amy par tels offices, et plus méritoires vers un mort. Au reste, j’ay secondé ses inventions jusques à l’extrême superstition. Aussi n’eussé-je pas restive, lors que j’eusse jugé quelque chose corrigeable, de plier et prosterner toutes les forces de mon discours, soubs ceste seulle consideration que celuy qui le voulut ainsin estoit Père, et qu’il estoit Montaigne. Je le dis à fin d’empescher que ceux qui se rencontreront sur quelque phraze ou quelque obscurité, qui les arreste, pour s’amuser à drapper l’Impression comme s’elle avoit en cela trahy l’Autheur, ne perdent la queste du fruict, qui ne peut manquer d’y estre, puis qu’elle l’a plus qu’exactement suivy. Dont je pourrois appeller à tesmoing une autre copie qui reste en sa maison, n’estoit