Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/115

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toujours ramener l’architecte, le peintre, le cordonnier et tous autres, à ce qui est le propre de leur métier.

Pour juger de la valeur d’un historien, il importe de connaître sa profession. — Et à ce propos, quand je lis des chroniques, genre que tant de gens abordent aujourd’hui, j’ai coutume de considérer tout d’abord ce qu’en sont les auteurs. Si ce sont des personnes qui ne s’occupent que de lettres, je m’attache principalement au style et au langage ; si ce sont des médecins, je les crois surtout quand ils traitent de la température de l’air, de la santé, de la constitution physique des princes, des blessures et des maladies ; des jurisconsultes, je porte particulièrement mon attention sur les discussions afférentes au droit, aux lois, à la confection des règlements et autres sujets analogues ; des théologiens, sur les affaires de l’Église, les censures ecclésiastiques, les dispenses et les mariages ; si ce sont des courtisans, sur les mœurs et les cérémonies qu’ils dépeignent ; des gens de guerre, sur ce qui les touche, et principalement sur les déductions qu’ils tirent des actions auxquelles ils ont assisté ; des ambassadeurs, sur les menées, les intelligences et les pratiques du ressort de la diplomatie et la manière de les conduire.

Les ambassadeurs d’un prince ne doivent rien lui cacher. — C’est ce qui m’a porté à remarquer et à lire avec intérêt le passage suivant des chroniques du seigneur de Langey, très entendu en ces sortes de choses et que j’eusse laissé passer sans m’y arrêter, s’il eût été de tout autre. Il conte les fameuses remontrances faites à Rome, par l’empereur Charles-Quint, en plein consistoire, auquel assistaient nos ambassadeurs, l’évoque de Mâcon et le seigneur de Velly. Après quelques paroles offensantes pour nous, qu’il y avait glissées entre autres que si ses capitaines, ses soldats[1] et ses sujets n’avaient pas plus de fidélité à leurs devoirs, ni plus de connaissances militaires que ceux du roi de France, sur l’heure, il irait, la corde au cou, lui demander miséricorde (et il y a lieu de croire que c’était bien un peu le fond de sa pensée, car depuis, deux ou trois fois dans sa vie, il a tenu le même langage) ; l’empereur dit aussi qu’il défiait le roi en combat singulier, en chemise, avec l’épée et le poignard, en pleine rivière, sur un bateau et de la sorte dans l’impossibilité de lâcher pied. Le seigneur de Langey termine en disant qu’en rendant compte au roi de cette séance, ses ambassadeurs lui en dissimulèrent la plus grande partie et omirent même les deux particularités qui précèdent. Or, je trouve bien étrange qu’un ambassadeur puisse se dispenser de rapporter de tels propos, dans les comptes rendus qu’il adresse à son souverain ; surtout quand ils sont de telle importance, qu’ils émanent d’un personnage comme l’empereur et qu’ils ont été tenus en si grande assemblée. Il me semble que le devoir du serviteur est de reproduire fidèlement toutes choses, comme elles se sont présentées, afin que le maître ait toute liberté d’ordonner, apprécier et choisir. Lui altérer ou lui cacher la vérité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne le

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