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ESSAIS DE MONTAIGNE.

et ainsi du reste chacun à son gibier.Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subiet de toutes gens, i’ay accoustumé de considérer qui en sont les escriuains : si ce sont personnes, qui ne facent autre profession que de lettres, i’en apren principalement le stile et le langage : si ce sont Médecins, ie les croy plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la température de l’air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies : si Iurisconsultes, il en faut prendre les controuerses des droicts, les loix, l’establissement des polices, et choses pareilles : si Théologiens, les affaires de l’Église, censures Ecclésiastiques, dispences et mariages : si courtisans, les meurs et les cerimonies : si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les déductions des exploits où ils se sont trouuez en personne : si Ambassadeurs, les menées, intelligences, et praticques, et manière de les conduire.À cette cause, ce que i’eusse passé à vn autre, sans m’y arrester, ie l’ay poisé et remarqué en l’histoire du Seigneur de Langey, très entendu en telles choses. C’est qu’après auoir conté ces belles remonstrances de l’Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, présent l’Euesque de Macon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs, où il auoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous ; et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n’estoient d’autre fidélité et suffisance en l’art militaire, que ceux du Roy, tout sur l’heure il s’attacheroit la corde au col, pour luy aller demander miséricorde. Et de cecy il semble qu’il en creust quelque chose : car deux ou trois fois en sa vie depuis il luy aduint de redire ces mesmes mots. Aussi qu’il défia le Roy de le combatre en chemise auec l’espee et le poignard, dans vn batteau. Ledit Seigneur de Langey suiuant son histoire, adiouste que lesdicts Ambassadeurs faisans vne despesche au Roy de ces choses, luy en dissimulèrent la plus grande partie, mesmes luy celèrent les deux articles précédons. Or i’ay trouué bien estrange, qu’il fust en la puissance d’vn Ambassadeur de dispenser sur les aduertissemens qu’il doit faire à son maistre, mesme de telle conséquence, venant de telle personne, et dits en si grand’assemblee. Et m’eust semblé l’office du seruiteur estre, de fidèlement représenter les choses en leur entier, comme elles sont aduenuës : afin que la liberté d’ordonner, iuger, et choisir demeurast au maistre. Car de luy altérer ou cacher la vérité, de peur qu’il