Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/131

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user et est hors d’état d’en apprécier les beautés. Ceux qui vont nous enseignant que si sa possession est agréable, sa recherche est pénible et laborieuse, que veulent-ils dire par là, si ce n’est que la vertu est toujours une chose désagréable ? car quel est l’homme qui y ait jamais atteint ? les plus parfaits ont dû se contenter d’y aspirer, d’en approcher, sans jamais arriver à la posséder. Mais ils se trompent, ceux qui parlent ainsi ; attendu qu’il n’est pas un plaisir, parmi ceux que nous connaissons, dont la recherche ne soit déjà par elle-même une satisfaction ; elle se ressent du but poursuivi et entre pour beaucoup dans l’effet qu’il nous produit et dont elle participe essentiellement. Là où règne la vertu, le bonheur et la béatitude dont elle resplendit, emplissent le corps de logis et les avenues, depuis la première porte qui y donne accès, jusqu’à la barrière qui limite l’étendue du domaine.

Le mépris de la mort est l’un des plus grands bienfaits que nous devons à la vertu. — Un des principaux bienfaits de la vertu est de nous inspirer le mépris de la mort, ce qui nous permet de vivre dans une douce quiétude, et fait que notre existence s’écoule agréablement et dégagée de toute préoccupation ; sans ce sentiment, toute volupté est sans charme. Voilà pourquoi tous les systèmes de philosophie convergent et sont d’accord sur ce point. Bien que tous s’entendent également pour nous amener à mépriser la douleur, la pauvreté et autres accidents auxquels la vie humaine est sujette, tous n’y apportent pas le même soin, soit parce que ces accidents ne nous atteignent pas fatalement (la plupart des hommes passent leur vie, sans avoir à souffrir de la pauvreté, et il en est, comme Xénophilus le musicien qui vécut cent six ans en parfaite santé, qui ne connaissent ni la douleur, ni la maladie), soit parce qu’au pis aller, la mort peut, quand il nous plaît, mettre fin et couper court à tous nos maux. Mais elle-même est inévitable : « Nous marchons tous à la mort, notre sort s’agite dans l’urne ; un peu plus tôt, un peu plus tard, le nom de chacun doit en sortir, et la barque fatale nous emporter tous dans un éternel exil (Horace). » Par conséquent, si elle nous fait peur, elle nous est un sujet continu de tourments, auxquels rien ne peut apporter de soulagement. Il n’est pas de lieu où nous en soyons à l’abri ; partant, nous pouvons, comme en pays suspect, jeter nos regards de côté et d’autre, « elle est toujours menaçante, comme le rocher de Tantale (Cicéron) ». — Nos parlements ordonnent souvent l’exécution des criminels sur le lieu même où le crime a été commis ; pendant qu’on les mène au supplice, faites-les passer par un chemin où s’élèvent de beaux édifices, faites-leur faire aussi bonne chère qu’il vous plaira, « les mets les plus exquis ne pourront chatouiller leur palais ; ni le chant des oiseaux, ni les accords de la lyre ne leur rendront le sommeil (Horace) » ; pensez-vous qu’ils y seront sensibles et que le but final de leur voyage, constamment devant leurs yeux, ne gâtera pas et ne leur fera pas prendre en dégoût toutes ces délicates attentions ? « Il s’inquiète du chemin, il compte les jours, il mesure sa vie sur la longueur de la