Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/141

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Obligés de quitter ce monde, l’un se plaint, plus que de la mort elle-même, de ce qu’elle l’interrompt dans le cours d’une belle victoire ; l’autre, qu’avant, il n’a pu marier sa fille ou établir ses enfants ; l’un regrette de laisser sa femme, l’autre son fils, ce qui était ce à quoi ils tenaient le plus au monde. Je suis à cette heure, Dieu merci, en tel état que je puis disparaître quand il lui plaira, sans que je regrette quoi que ce soit *, si ce n’est la vie elle-même, si sa perte doit m’être pénible ; je suis en règle en toutes choses, mes adieux à chacun seront bientôt faits, je n’aurai plus à prendre congé que de moi-même. Jamais homme n’a été mieux préparé à quitter la vie à point nommé et sans moins d’arrière-pensée ; nul n’en a été plus complètement détaché, que je m’attends à l’être. Plus on se désintéresse de ce qui se passera après nous, mieux cela vaut : « Malheur, malheur ! disent les uns, un seul jour néfaste suffit pour empoisonner tous les bonheurs de la vie (Lucrèce). » — « Je n’achèverai donc pas mon œuvre, dit l’architecte, je laisserai donc imparfaits ces superbes remparts (Virgile). » Il ne faut rien entreprendre de si longue haleine, ou tout au moins n’y pas apporter un trop ardent désir de le mener à terme.

Nous sommes nés pour agir : « Je veux que la mort me surprenne au milieu de mon travail (Ovide). » Agissons donc, et autant que nous le pouvons ; prolongeons nos travaux tant que dure notre vie. Je veux, quant à moi, que la mort me trouve plantant mes choux, indifférent à sa venue, et plus encore à l’obligation dans laquelle elle me mettra de laisser mon jardinage inachevé. — J’ai vu mourir quelqu’un qui, étant à la dernière extrémité, ne cessait de se plaindre de ce que sa mort interrompait, alors qu’il n’en était qu’au quinzième ou au seizième de nos rois, une histoire qu’il était occupé à écrire : « Ils ne songent pas que la mort nous enlève le regret des choses les plus chères (Lucrèce). »

Il ne faut pas s’embarrasser de ces préoccupations vulgaires et importunes. Si on a planté nos cimetières près des temples et des lieux les plus fréquentés de la ville, c’est, disait Lycurgue, pour habituer le bas peuple, les femmes, les enfants, à ne pas s’effaroucher de la vue d’un homme mort ; et que ce continuel spectacle d’ossements, de tombeaux, de convois funèbres, nous avertisse de ce qui nous attend : « C’était jadis la coutume d’égayer les festins par le meurtre et d’y donner en spectacle des combats de gladiateurs ; ceux-ci tombaient souvent parmi les coupes et inondaient de sang les tables du banquet (Silius Italicus). »

Les Égyptiens, pendant leurs festins, faisaient apparaître aux yeux des convives une image de la mort de grande dimension, tandis qu’une voix leur criait : « Bois, réjouis-toi, car tu seras ainsi quand tu seras mort ! » Chez moi aussi, il est passé à l’état d’habitude non seulement d’avoir constamment présente à la pensée cette idée de la mort, mais encore d’en parler continuellement. Il n’est rien dont je m’informe davantage que de la mort des gens : « Quelles paroles ont-ils prononcées ; quelle figure, quelle attitude avaient-