Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/161

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ment le secret. Il devait simplement, pendant la nuit, lorsqu’on irait lui porter le réveillon, si les choses allaient mal pour lui, me faire à ce moment un signe dont nous convînmes. Il avait eu l’esprit et les oreilles si rabattus de tout ce qui s’était dit à ce propos que, son imagination aidant, ce qu’il redoutait arriva ; et, à l’heure dite, il me fit le signe convenu. Je lui glissai alors à l’oreille de se lever comme pour nous mettre dehors, de s’emparer en manière de plaisanterie de la robe de nuit que je portais, de la mettre (nous étions à peu près de la même taille), et de la conserver jusqu’à ce qu’il eût exécuté le reste de mon ordonnance, qui fut que, lorsque nous serions sortis, il se retirât comme pour tomber de l’eau, prononçât trois fois telles paroles et fît tels mouvements que je lui indiquai. À chaque fois, il devait ceindre le ruban que je lui remis, en appliquant soigneusement sur les reins la médaille qui y était attachée, ayant bien soin finalement de l’assujettir, de telle sorte qu’il ne puisse ni se dénouer, ni se déranger ; et retourner alors en toute assurance à sa besogne, sans omettre d’étendre ma robe sur le lit, de façon qu’elle les couvrît tous deux, elle et lui. Ces singeries constituaient la chose capitale de l’affaire ; de si étranges moyens nous semblent en effet ne pouvoir procéder que d’une science difficile à pénétrer, et par leur insanité même, ils acquièrent importance et considération. En somme il est certain qu’en la circonstance, mon talisman agit plus en secondant l’œuvre de Vénus qu’en combattant celle du soleil, poussant plus à l’action que remplissant un rôle de protection. En cette occasion, je cédai à un mouvement de jovialité et de curiosité qui n’est pas dans ma nature ; je suis au contraire ennemi de ces simagrées qui n’ont pas le sens commun ; c’est un genre que je n’aime pas, bien que cette fois j’en aie usé d’une façon récréative et profitable ; mais si le fait n’est pas par lui-même à réprouver, il rentre dans un ordre d’idées qu’on ne peut approuver.

Amasis, roi d’Égypte, avait épousé Laodice, une très belle fille grecque ; et lui qui, en pareil cas, était toujours un aimable compagnon, se trouva à court quand il voulut jouir d’elle. Attribuant le fait à ce qu’elle lui avait jeté un sort, il menaça de la tuer. Comme il arrive à propos de tout ce qui est du ressort de l’imagination, elle le pressa, pour faire cesser cet état de choses, de recourir à la dévotion. Il fit à Vénus force vœux et promesses ; et, dès la première nuit qui suivit ses offrandes et ses sacrifices, il recouvrit, comme par l’intervention de la divinité, la plénitude de ses moyens ; cela montre combien les femmes ont tort, lorsqu’elles nous accueillent en prenant vis-à-vis de nous des attitudes compassées, querelleuses, faisant mine de nous repousser ; en en agissant ainsi, elles éteignent nos ardeurs, tout en les excitant. La bru de Pythagore disait que la femme qui couche avec un homme, doit, en même temps qu’elle ôte sa jupe, se départir de toute pudeur, et n’y revenir qu’en la revêtant. — L’homme qui, dans ses rapports avec les femmes, a eu à souffrir plusieurs mésaventures semblables, perd aisément confiance. Celui qui, victime une première fois de son imagination, subit cette