Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/162

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’aux premières accointances, d’autant qu’elles sont plus ardantes et aspres ; et aussi qu’en cette première cognoissance qu’on donne de soy, on craint beaucoup plus de faillir) ayant mal commencé, il entre en fieure et despit de cet accident, qui luy dure aux occasions suiuantes.Les mariez, le temps estant tout leur, ne doiuent ny presser ny taster leur entreprinse, s’ils ne sont prests. Et vault mieux faillir indécemment, à estreiner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fieure, attendant vne et vne autre commodité plus priuée et moins allarmée, que de tomber en vne perpétuelle misère, pour s’estre estonné et désespéré du premier refus. Auant la possession prinse, le patient se doibt à saillies et diuers temps, légèrement essayer et offrir, sans se piquer et opiniastrer, à se conuaincre definitiuement soy-mesme. Ceux qui sçauent leurs membres de nature dociles, qu’ils se soignent seulement de contre-pipper leur fantasie.On a raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre, s’ingerant si importunément lors que nous n’en auons que faire, et défaillant si importunément lors que nous en auons le plus affaire : et contestant de l’authorité, si impérieusement, auec nostre volonté, refusant auec tant de fierté et d’obstination noz solicitations et mentales et manuelles. Si toutesfois en ce qu’on gourmande sa rébellion, et qu’on en tire preuue de sa condemnation, il m’auoit payé pour plaider sa cause : à l’aduenture mettroy-ie en souspeçon noz autres membres ses compagnons, de luy estre allé dresser par belle enuie, de l’importance et douceur de son vsage, cette querelle apostée, et auoir par complot, armé le monde à l’encontre de luy, le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car ie vous donne à penser, s’il y a vne seule des parties de nostre corps, qui ne refuse à nostre volonté souuent son opération, et qui souuent ne s’exerce contre nostre volonté : elles ont chacune des passions propres, qui les esueillent et endorment, sans nostre congé. À quant de fois tesmoignent les mouuements forcez de nostre visage, les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants ? Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu, le cœur, le poulmon, et le pouls : la veue d’vn obiect agréable, respandant imperceptiblement en nous la flamme d’vne émotion heureuse. N’y a-il que ces muscles et ces veines,