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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/163

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honte (et elle ne se produit[1] guère qu’aux débuts d’une liaison, alors que les désirs sont le plus vifs et le plus ardents et qu’en cette première rencontre, tenant à donner bonne opinion de soi, on redoute d’autant plus de faillir), ayant mal commencé, éprouve de cet accident un dépit qui le met dans un état d’agitation tel, qu’il court grand risque de ne pas mieux se montrer dans les rencontres qui suivent.

Comment les mariés doivent se comporter dans la couche nuptiale. — Les gens mariés se trouvant avoir tout leur temps, ne doivent ni se presser, ni même tenter d’entrer en rapport, s’ils ne sont entièrement prêts ; il est préférable, dans l’état d’agitation et de fièvre où l’on est en pareil moment, de différer d’étrenner la couche nuptiale, si déplaisant que ce soit, et d’attendre patiemment un moment où l’on soit plus dispos et plus calme, que de s’exposer à de continuels mécomptes, pour s’être laissé surprendre et se désespérer d’un premier échec. Avant d’entrer en possession l’un de l’autre, celui qui a sujet de douter de lui-même, doit inopinément, à des moments divers, essayer en se jouant, provoquant sa belle sans s’opiniâtrer, de manière à arriver à connaître si, oui ou non, il peut ou ne peut pas. Que ceux, au contraire, qui savent qu’en eux les moyens sont toujours à hauteur de leurs désirs, se gardent pourtant d’en arriver à l’impuissance, en cédant par trop à leur fantaisie.

Nos organes sont sujets à aller à l’encontre de notre volonté, qui elle-même échappe parfois à toute direction. — C’est avec raison qu’on remarque combien cet organe est indépendant de nous-mêmes ; nous sollicitant souvent fort importunément quand nous n’en avons que faire ; nous faisant défaut parfois tout aussi mal à propos, alors qu’il nous serait de toute nécessité ; se mettant en opposition directe avec notre volonté, se refusant nettement et obstinément à toutes les sollicitations, soit de notre imagination, soit par attouchements. Si cependant on arguait de cette indépendance de sa part, pour demander sa condamnation, et que j’ai charge de défendre sa cause, je hasarderais que cette querelle doit venir du fait de nos autres organes, ses compagnons, qui, jaloux de son importance et de la douceur de son usage, ont dû comploter et soulever le monde contre lui, imputant méchamment à lui seul une faute qu’eux-mêmes commettent tout comme lui. Car enfin, réfléchissez : est-il une seule partie de notre corps qui ne se refuse souvent à ce qui lui incombe et qui, souvent aussi, n’agisse contre notre volonté ? Chacune d’elles obéit à des impulsions qui lui sont propres, qui l’éveillent et l’endorment en dehors de notre consentement. Que de fois les mouvements involontaires de notre visage révèlent des pensées que nous voudrions tenir secrètes et les livrent à ceux qui nous approchent. La cause qui fait que cet organe a des mouvements indépendants de nous, exerce une action semblable sur le cœur, les poumons et le pouls ; l’émotion fiévreuse que produit en nous la vue d’un objet agréable, nous pénètre tout entier de ses feux, sans même que nous nous en apercevions. N’y a-t-il que ces

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