Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/165

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muscles et ces veines qui se tendent et se distendent, non seulement sans que nous le voulions, mais même sans que ce soit un effet de notre pensée. Nous ne commandons pas à nos cheveux de se hérisser, à notre peau de tressaillir de désir ou de crainte ; la main fait souvent des mouvements inconscients ; la langue se paralyse, la voix se fige à certains moments. Alors même que nous n’avons rien à manger et à boire, et que par suite nous nous passerions bien d’y être incités, l’appétit ne sollicite-t-il pas en nous l’envie de boire et de manger et les organes qui s’y emploient, ni plus ni moins que fait cet autre appétit qui sollicite cette partie de nous-mêmes qui se trouve incriminée et qui, comme le premier, s’éteint aussi sans raison, quand bon lui semble ?

Les organes par lesquels se décharge le ventre, n’ont-ils pas des mouvements de rétraction et de dilatation qui se produisent spontanément et malgré nous, tout comme ceux qui concourent au fonctionnement des organes génitaux ? Pour démontrer la puissance de notre volonté, saint Augustin cite avoir vu quelqu’un qui avait possibilité de produire, quand il le voulait, une évacuation sonore de gaz intestinaux ; Vives, glossateur de saint Augustin, renchérit sur cette citation par l’exemple d’un individu de son temps qui, à cette possibilité, joignait celle de donner à ces bruits une sonorité proportionnée au ton de voix plus ou moins élevé sur lequel on le lui demandait ; ce ne sont pas là cependant des preuves irréfutables d’une obéissance absolue de cette partie de notre corps qui, d’ordinaire, est plus indiscrète et moins ordonnée dans ses manifestations parfois indisciplinées. Je connais une personne chez qui cette partie d’elle-même est si turbulente et si peu traitable que, depuis quarante ans, elle est tourmentée par cette infirmité de ne pouvoir se contenir ; cette évacuation est chez elle, pour ainsi dire, continue, sans accalmie, et paraît devoir demeurer telle jusqu’à sa mort. Combien de fois l’impossibilité de se soulager de la sorte, n’a-t-elle pas été cause de souffrances qui nous torturent comme les approches d’une mort des plus douloureuses ; en ce qui me touche, que n’a-t-il plu à Dieu que je ne le sache que par ouï dire ; et pourquoi l’empereur Claude, en octroyant à chacun la liberté de donner, sur ce point, libre cours à la nature, en quelque endroit que nous nous trouvions, n’a-t-il pu aussi nous en donner la possibilité !

Mais notre volonté elle-même, dont nous revendiquons ici l’autorité méconnue, combien n’avons-nous pas, à bon droit, encore plus sujet de lui reprocher de son esprit d’opposition et de rébellion, en raison de ses dérèglements et de ses désobéissances ! Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle voulût ? Ne veut-elle pas souvent, alors qu’il est évident que nous en serons lésés, ce que nous lui défendons de vouloir ? Se laisse-t-elle toujours conduire par les conseils judicieux de notre raison ?

Enfin, pour la défense de cet organe dont je suis l’avocat, je demande que l’on considère qu’en ce qui touche ce qui lui est reproché, sa cause est inséparablement liée à celle d’un autre, son associé ; les