Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/167

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deux causes se confondent et pourtant mon client est le seul qu’on incrimine, parce qu’il est contre lui des arguments et des méfaits dont on ne saurait faire reproche à son complice, auquel on peut bien imputer ses provocations parfois inopportunes, mais jamais de se refuser ; encore ses provocations sont-elles discrètes et d’allure tranquille. On peut juger par là de l’animosité et du mal-fondé manifestes de l’accusation. — Quoi qu’il en soit, avocats et juges auront beau discuter et rendre des sentences, la nature n’en continuera pas moins son train ; si elle a doté cet organe de quelque privilège particulier, c’est avec juste raison, attendu que seul il perpétue l’immortalité chez les mortels, œuvre divine au dire de Socrates, et que lui-même est amour, désir d’immortalité, démon immortel.

Du seul fait de l’imagination, les maladies peuvent se guérir ou s’aggraver. — De deux compagnons affligés d’écrouelles, venus ensemble d’Espagne pour en obtenir la guérison, l’un croit aux pratiques qui doivent la produire et laisse son mal en France, l’autre le remporte avec lui ; l’imagination, en pareille matière, joue un tel rôle, que c’est pour cela qu’on n’opère que sur des sujets qui témoignent de dispositions à cet effet. Pourquoi les médecins, avant d’agir, s’appliquent-ils à mettre leurs malades en confiance, en leur donnant des assurances auxquelles eux-mêmes ne croient pas, si ce n’est pour que leur imagination supplée à l’inefficacité prévue de leurs remèdes ? ils n’ont garde d’oublier ce qu’a écrit un des maîtres dans leur art, que certains malades se sont trouvés délivrés de leur mal, par la seule vue des apprêts de l’opération. — Je trouve confirmation de cet effet de l’imagination, dans ce fait que m’a conté un garçon apothicaire qu’employait feu mon père. Ce garçon, à l’esprit simple, était de nationalité suisse, nation où les gens sont sérieux et peu enclins au mensonge. Il avait, pendant de longues années, eu affaire avec un marchand de Toulouse qui était maladif, atteint de la pierre et avait fréquemment besoin de lavements, pour lesquels il se faisait délivrer par les médecins des ordonnances appropriées à son mal du moment. On les lui apportait avec le cérémonial d’habitude ; souvent il s’assurait au préalable qu’ils n’étaient pas trop chauds, puis il se couchait, se mettait sur le côté et on opérait comme il est de règle, sauf que l’injection du liquide n’était pas faite. L’apothicaire se retirait alors et le patient, accommodé comme si le lavement avait été effectivement administré, en ressentait le même effet qu’on éprouve en pareil cas ; si le médecin ne trouvait pas cet effet suffisant, on en administrait deux ou trois autres, toujours de la même façon. Mon témoin m’affirmait sur serment que, pour réduire la dépense, car le malade payait ces clystères comme s’il les avait reçus, la femme de ce client avait quelquefois essayé d’y faire mettre simplement de l’eau tiède ; mais chaque fois le résultat avait révélé la supercherie, l’effet n’avait pas été tel qu’il était attendu et il avait fallu en revenir à la première manière.

Une femme, croyant, en mangeant du pain, avoir avalé une épin-