Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/171

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yeux, appendue près de son lit, une image de saint Jean-Baptiste.

Il en est de même des animaux, comme nous le voyons par les brebis de Jacob, par les perdrix et les lièvres que, dans les montagnes, la neige fait tourner à la couleur blanche. — On a vu dernièrement chez moi, un chat guettant un oiseau perché au haut d’un arbre ; ils se regardèrent fixement avec intensité pendant quelques moments, puis l’oiseau se laissa tomber comme mort, entre les pattes du chat, soit qu’il ait été fasciné par un effet de son imagination, soit qu’il ait cédé à quelque force attractive émanant du chat.

Montaigne cite les faits qui arrivent à sa connaissance, sans se préoccuper de leur exactitude ; il se borne à en prendre texte pour ses réflexions. — Ceux qui s’occupent de chasse au faucon, connaissent ce conte d’un fauconnier qui pariait qu’en fixant avec persistance les yeux sur un milan planant dans l’air, il l’amènerait, par la seule puissance de son regard, à abaisser son vol au ras de terre et qui y parvenait, dit-on ; car je ne le garantis pas, laissant à ceux auxquels je les emprunte, la responsabilité des histoires que je rapporte. Les réflexions que j’émets sont de moi ; elles s’appuient sur la raison, non sur les faits ; chacun peut y joindre les exemples qu’il juge à propos ; quant à celui qui n’en a pas à ajouter, qu’il se garde de croire que ceux-ci soient les seuls, tant ce qui arrive est en toutes choses nombreux et varié ; du reste si je n’appareille pas suffisamment mes exemples, qu’un autre leur en substitue d’autres qui conviennent mieux ; quant à moi,[1] j’estime qu’en procédant comme je le fais, je réponds bien au but que je me propose. C’est ce qui fait que dans l’étude à laquelle je me livre, de nos mœurs et de nos passions, les témoignages les plus extraordinaires, pourvu qu’ils soient possibles, me servent comme s’ils étaient vrais ; que ce soit arrivé à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, ils nous montrent toujours une façon de ce que peut la nature humaine et cela suffit pour attirer utilement mon attention. J’en ai connaissance, et en fais mon profit, que ce soit fiction ou réalité ; et, parmi les divers enseignements que souvent l’on peut tirer d’une même histoire, je retiens, pour m’en servir, celui qui se présente comme le plus rare et le plus remarquable. Il y a des auteurs qui s’appliquent surtout à faire connaître les événements ; pour moi, si je pouvais, je viserais plutôt à chercher à en déduire les conséquences qui peuvent en advenir. Il est, avec juste raison, permis dans les écoles, d’admettre la similitude des faits là même où il n’y en a pas ; ce n’est pourtant pas ainsi que j’en agis, et plus scrupuleux encore à cet égard que je ne le serais si c’était de l’histoire que j’écrivais, je me suis interdit d’altérer dans les exemples que je donne ici, tirés de ce que j’ai lu, entendu, fait ou dit, jusqu’aux plus petites et plus insignifiantes circonstances ; je me suis fait un cas de conscience de ne pas y changer un iota ; cela peut arriver du fait de mon ignorance, c’est alors à mon insu.

Le rôle de chroniqueur ne convient guère à un philo-

  1. *