Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/195

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crépitude à laquelle elles remontent. Cela mis à part, les examinant au seul point de vue de la vérité et de la raison, ce qu’il découvrira l’étonnera, au point qu’il se demandera s’il est bien dans son bon sens, alors que jamais il ne lui aura moins fait défaut. — Que peut-il, par exemple, y avoir de plus extraordinaire qu’un peuple soumis à des lois dont il n’a jamais entendu parler ; astreint dans les questions relatives à ses affaires privées, mariages, donations, testaments, ventes et achats, à des règles qu’il ne peut connaître, parce qu’elles ne sont ni écrites, ni publiées en sa langue, et dont il ne peut se procurer qu’à prix d’argent la traduction et des renseignements sur leur mode d’application ; non dans les conditions où le proposait si ingénieusement Isocrates, qui conseillait à son roi de rendre libres et dégrevés de tous droits, tous trafics et négoces auxquels se livraient ses sujets, de manière à ce qu’ils soient suffisamment rémunérateurs, et de leur rendre au contraire très onéreux les querelles et les procès, en les grevant de frais énormes ; mais dans les conditions incroyables qui nous régissent, où tout se vend, même les conseils, et où le recours aux lois se paie à l’égal d’une marchandise. Je rends grâce à la fortune de ce qu’au dire de nos historiens, ce fut un gentilhomme gascon, de mon pays, qui, le premier, protesta, quand Charlemagne voulut étendre à la Gaule les lois qui régissaient l’empire romain.

Qu’y a-t-il de plus contraire aux conditions naturelles de la société que de voir, une nation où il est dans les coutumes et sanctionné par la loi que l’office de juge soit vénal, que les jugements rendus soient payés en beaux derniers comptants ; où il est légal que celui qui ne peut la payer, ne puisse s’adresser à la justice et que cette marchandise soit en si grand crédit, que les gens chargés d’instruire et de régler les procès, constituent dans l’État un quatrième ordre s’ajoutant aux trois autres déjà existants, le clergé, la noblesse et le peuple ? Ce quatrième ordre ayant charge des lois et autorité souveraine sur nos biens et nos vies, et formant une classe distincte de la noblesse, il en résulte une législation double comprenant : l’une, les lois qui régissent les questions d’honneur ; l’autre, celles relatives à l’administration de la justice, dans certains cas en opposition les unes avec les autres. Les premières condamnent aussi sévèrement celui qui souffre un démenti, que les secondes punissent celui qui en châtie l’auteur ; le devoir militaire veut que celui qui ne demande pas réparation d’une injure reçue, soit dégradé et déchu de ses titres de noblesse ; le devoir civil le menace de la peine capitale, s’il s’en venge ; qui s’adresse aux lois pour obtenir raison d’une offense faite à son honneur, se déshonore ; qui se fait justice lui-même, est atteint et frappé par la loi. — Que penser de ces deux parties d’un même tout et pourtant si différentes : ceux-là ont charge de la paix, ceux-ci de la guerre ; ceux-là ont le gain en partage, ceux-ci l’honneur ; ceux-là la science, ceux-ci la vertu ; ceux-là la parole, ceux-ci l’action ; ceux-là la justice, ceux-ci la vaillance ; ceux-là la raison, ceux-ci la force ;