Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/196

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longue, ceux-cy la courte en partage.Quant aux choses indifférentes, comme vestemens, qui les voudra ramener à leur vraye fin, qui est le seruice et commodité du corps, d’où dépend leur grâce et bien-seance originelle, pour les plus fantasticques à mon gré qui se puissent imaginer, ie luy donray entre autres nos bonnets carrez : cette longue queue de veloux plissé, qui pend aux testes de nos femmes, auec son attirail bigarré : et ce vain modelle et inutile, d’vn membre que nous ne pouuons seulement honnestement nommer, duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public.

Ces considérations ne destournent pourtant pas vn homme d’entendement de suiure le stile commun. Ains au rebours, il me semble que toutes façons escartees et particulières partent plustost de folie, ou d’affectation ambitieuse, que de vraye raison : et que le sage doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de iuger librement des choses : mais quant au dehors, qu’il doit suiure entièrement les façons et formes receuës. La société publique n’a que faire de nos pensées : mais le demeurant, comme nos actions, nostre trauail, nos fortunes et nostre vie, il la faut prester et abandonner à son seruice et aux opinions communes : comme ce bon et grand Socrates refusa de sauuer sa vie par la désobéissance du magistrat, voire d’vn magistrat tres-iniuste et tres-inique. Car c’est la règle des règles, et générale loy des loix, que chacun obserue celles du lieu où il est : νόμοις ἒπεσθαί τοίσιν εγχώριοις κάλον. En voicy d’vne autre cuuee. Il y a grand doute, s’il se peut trouuer si euident profit au changement d’vne loy receûe telle qu’elle soit, qu’il y a de mal à la remuer : d’autant qu’vne police, c’est comme vn bastiment de diuerses pièces ioinctes ensemble d’vne telle liaison, qu’il est impossible d’en esbranler vne que tout le corps ne s’en sente. Le législateur des Thuriens ordonna, que quiconque voudroit ou abolir vne des vieilles loix, ou en establir vne nouuelle, se presenteroit au peuple la corde au col : afin que si la nouuelleté n’estoit approuuee d’vn chacun, il fust incontinent estranglé. Et celuy de Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens vne promesse asseuree, de n’enfraindre aucune de ses ordonnances.