Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/199

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nances. — L’éphore qui coupa si brutalement les deux cordes que Phrynis avait ajoutées à la cythare, ne se mit pas en peine de savoir si l’instrument en valait mieux ou non, si les accords qu’il rendait en étaient plus ou moins parfaits ; il lui suffit, pour les condamner, que cela constituât une modification à ce qui était depuis longtemps déjà. C’est la même signification qu’avait l’épée, rongée par la rouille, qui, à Marseille, figurait dans les attributs de la justice.

La nouveauté, sous quelque forme qu’elle se présente, me dégoûte profondément, parce que j’en ai vu des effets éminemment désastreux. Celle qui, en France, nous agite depuis tant d’années, la Réforme, n’a pas encore produit toutes ses conséquences ; et cependant on peut dire, suivant toute apparence, que directement ou indirectement elle a touché à tout et est la cause première de bien des malheurs ; les maux et les ruines qui s’accumulent depuis son apparition, qu’elle y semble étrangère et même qu’elle en pâtisse, sont son œuvre ; c’est à elle, à elle seule qu’elle doit s’en prendre : « Ah ! c’est de moi que vient tout le mal que j’endure (Ovide). » Ceux qui mettent le trouble dans un état, en sont d’ordinaire les premières victimes : rarement celui qui a levé l’étendard en profite ; il agite et trouble l’eau, d’autres pêcheurs prennent le poisson. — La Réforme a ébranlé et disjoint les vieilles institutions de notre monarchie et par elle ce grand bâtiment a perdu son aplomb et s’entr’ouvre, sur ses vieux ans, donnant accès, par les fissures qui se produisent, à toutes les calamités qui l’assaillent ; la majesté royale offre au début,[1] dit un ancien, plus de résistance que lorsque déjà elle est ébranlée et sa chute alors va s’accélérant. — Si le dommage est surtout imputable aux Huguenots, qui ont eu l’initiative du mouvement, les partisans de la Ligue qui les imitent sont plus criminels encore, se livrant aux mêmes actes dont ils ont pu apprécier l’horreur et le mal et à la répression desquels ils ont même prêté leur concours. Si, comme l’honneur, le mal a ses degrés, les premiers ont sur les autres le mérite de l’invention et d’avoir eu tout d’abord le courage d’entrer en lice. Les fauteurs de troubles, qui veulent porter le désordre dans l’état, peuvent facilement choisir un modèle chez les uns comme chez les autres ; ils leur en offrent de toutes sortes ; nos lois elles-mêmes, faites en vue de remédier au mal initial, leur fournissent moyens et excuses pour se livrer à leurs mauvais desseins quels qu’ils soient. Il nous advient aujourd’hui ce que Thucydide dit des guerres civiles de son temps ; on se sert d’euphémismes pour qualifier les pires passions politiques, pour les présenter sous un jour favorable, faire excuser leurs agissements, dénaturer et atténuer les idées qu’elles eussent éveillées, si on se fût servi du nom qui leur est propre ; et tout cela, soi-disant pour réformer nos consciences et nos croyances, « le prétexte est honnête (Térence) ».

Mais, si excellent qu’il puisse être, tout prétexte invoqué pour introduire une nouveauté est essentiellement dangereux, « à ce point,

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