Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/201

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que nous ne devrions jamais rien changer aux institutions de nos pères (Tite Live) » ; et à dire franchement, il me semble que c’est avoir un extrême amour-propre et beaucoup de présomption que d’estimer ses opinions, au point d’aller, pour les faire triompher, jusqu’à, dans son propre pays, renverser la paix publique, donner accès à tant de maux inévitables, à la corruption des mœurs si profonde qu’entraînent les guerres civiles, sans préjudice des bouleversements d’importance capitale que cela peut amener dans les pouvoirs publics. N’est-ce pas mal calculer, que de s’exposer à tant de malheurs certains et connus, pour combattre des erreurs contestées et discutables ; et de tous les attentats dont nous pouvons être victimes, en est-il de pire que ceux qui vont à l’encontre de nos consciences et d’un ordre de choses établi et reconnu ? — Le sénat romain, en discussion avec le peuple, sur le point de savoir à qui appartiendrait l’exercice du culte, n’hésita pas à tourner la difficulté, en répondant « que cela intéressait les dieux plus qu’eux-mêmes, et qu’ils sauraient bien en empêcher toute profanation (Tite Live) » : réponse analogue à celle que l’oracle de Delphes, à l’époque des guerres médiques, lorsqu’on craignait l’invasion des Perses, fit à ceux qui demandaient au dieu ce qu’il fallait faire du trésor sacré de son temple, le cacher ou l’emporter, et auxquels il répondit de laisser les choses en l’état, de ne songer qu’à eux-mêmes, qu’il était suffisamment capable de pourvoir lui-même à ses propres affaires.

L’obéissance aux lois est un principe de la religion chrétienne ; quant aux dogmes mêmes de celle-ci, ils sont hors de toute discussion. — La religion chrétienne est conçue dans un esprit éminemment juste et utilitaire ; elle ne recommande rien d’une manière plus expresse qu’une entière obéissance aux magistrats et de veiller à la conservation des pouvoirs publics. Quel merveilleux exemple nous donne là la sagesse divine qui, pour assurer le salut du genre humain et parfaire sa victoire si glorieuse et qui est si bien sienne, sur la mort et le péché, a voulu qu’elle ne s’accomplît que par l’intermédiaire de l’ordre politique qui nous régit, et n’a pas voulu soustraire ses progrès et la réalisation du but si élevé, si salutaire qu’elle poursuit, aux effets de l’aveuglement et de l’injustice de nos institutions et de nos usages, bien qu’il dût en résulter de voir répandre à flots le sang des meilleurs de ses élus et de longues années de retard pour le triomphe de son inestimable doctrine ! — Il y a beaucoup à dire, si on veut comparer celui qui respecte les lois et la forme de gouvernement de son pays et celui qui entreprend de les assujettir à ses vues et de les modifier. Le premier a pour lui, que sa ligne de conduite est simple ; il n’a qu’à obéir et à faire ce que tout le monde fait ; quoi qu’il fasse, il n’agira pas méchamment ; le pire qu’il puisse en éprouver, c’est qu’à lui personnellement il arrive malheur : « Qui pourrait en effet ne pas respecter une antiquité qui nous a été conservée et transmise par les plus éclatants témoignages (Cicéron) ? » Quant au second, il est en situation