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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/211

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mande de demeurer tranquille ; écoute-moi sans m’interrompre, je te donnerai ensuite tout le temps et le loisir de me répondre. Tu le sais, Cinna, tu as été pris dans le camp de mes ennemis et je t’ai épargné alors que non seulement tu avais embrassé leur cause, mais encore quand, par le fait de ta naissance, tu étais des leurs ; je te remis en possession de tous tes biens et t’ai en somme si bien traité, si haut placé, que les vainqueurs envient le sort du vaincu. La charge du sacerdoce que tu m’as demandée, je te l’ai accordée, alors que je l’avais refusée à d’autres dont les pères ont toujours combattu pour moi ; et, m’ayant de telles obligations, tu as formé le projet de m’assassiner. » Sur quoi Cinna s’étant récrié qu’il était bien éloigné d’avoir de si méchantes pensées, Auguste poursuivit : « Tu ne me tiens pas, Cinna, la promesse que tu m’as faite ; tu t’étais engagé à ne pas m’interrompre. Oui, tu as entrepris de me tuer en tel lieu, tel jour, en telle compagnie et de telle façon. » Et, le voyant atterré par ces renseignements donnés d’une façon si précise, gardant le silence, non plus parce qu’il l’avait promis, mais sous l’effet des reproches de sa conscience : « À quel mobile obéis-tu donc ? continua Auguste. Est-ce pour être empereur ? Ce serait vraiment par trop malheureux pour les affaires publiques, qu’il n’y eût que moi pour être un empêchement à ton accession à l’empire ; tu ne parviens pas seulement à défendre ta propre maison, et dernièrement encore tu as perdu un procès engagé contre un simple affranchi ! Devenir César, est-ce donc là tout ce que tu sais faire, tout ce dont tu es capable ? s’il n’y a que moi qui fasse obstacle à la réalisation de tes espérances, je suis prêt à abdiquer. Mais penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosséens et les Serviliens t’acceptent, eux et tous ces nobles en si grand nombre, nobles par leurs noms et aussi par leurs vertus qui rehaussent leur noblesse ? » Après plusieurs autres propos se rapportant à la situation (car il l’entretint pendant plus de deux heures) : « Va, Cinna, lui dit-il, je te donne à nouveau la vie que, comme traître et parricide, tu mérites de perdre ; je te la donne comme autrefois je le la donnai, alors qu’étant mon ennemi, elle était entre mes mains. À dater de ce jour, soyons amis et voyons qui de nous deux sera de meilleure foi, de moi qui te fais grâce, ou de toi qui la reçois. » Sur ces mots, il le congédia. Quelque temps après, il lui donna le consulat, lui reprochant de n’avoir pas osé le lui demander. Auguste reçut la juste récompense de sa clémence en cette occasion ; Cinna lui demeura depuis profondément attaché, et, à sa mort, le fit le seul héritier de tous ses biens ; à partir de cet événement qui arriva dans sa quarantième année, aucune conjuration, aucun complot ne se formèrent plus contre lui. — Il n’en fut pas de même de celui de nos princes dont il a été question plus haut ; sa magnanimité ne l’a pas empêché de succomber depuis, à un attentat pareil à celui auquel il avait échappé une première fois, tant la prudence humaine est chose vaine et sur laquelle il est difficile de faire fond ! Quels que soient nos projets, les conseils auxquels nous recourons, les pré-