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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/212

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iours la possession des euenemens.

Nous appellons les médecins heureux, quand ils arriuent à quelque bonne fin : comme s’il n’y auoit que leur art, qui ne se peust maintenir d’elle mesme, et qui eust les fondemens trop frailes, pour s’appuyer de sa propre force : et comme s’il n’y auoit qu’elle, qui ayt besoin que la fortune preste la main à ses opérations. Ie croy d’elle tout le pis ou le mieux qu’on voudra : car nous n’auons. Dieu mercy, nul commerce ensemble. Ie suis au rebours des autres : car ie la mesprise bien tousiours, mais quand ie suis malade, au lieu d’entrer en composition, ie commence encore à la haïr et à la craindre : et respons à ceux qui me pressent de prendre médecine, qu’ils attendent au moins que ie sois rendu à mes forces et à ma santé, pour auoir plus de moyen de soustenir l’effort et le hazart de leur breuuage. Ie laisse faire nature, et présuppose qu’elle se soit pourueue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Ie crain au lieu de l’aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et bien iointes auec la maladie, qu’on secoure son aduersaire au lieu d’elle, et qu’on la recharge de nouueaux affaires.Or ie dy que non en la médecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y a bonne part. Les saillies poétiques, qui emportent leur autheur, et le rauissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur, puis qu’il confesse luy mesme qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d’ailleurs que de soy, et ne les auoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent auoir en la leur ces mouuemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein ? Il en est de mesmes en la peinture, qu’il eschappe par fois des traits de la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l’estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus cuidemment, la part qu’elle a en tous ces ouurages, par les grâces et beautez qui s’y treuuent, non seulement sans l’intention, mais sans la cognoissance mesme de l’ouurier. Vn suffisant lecteur descouure souuent es escrits d’autruy, des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et apperceuës, et y preste des sens et des visages plus riches.Quant aux entreprises