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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/214

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militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos conseils mesmes et en nos délibérations, il faut certes qu’il y ayt du sort et du bonheur meslé parmy : car tout ce que nostre sagesse peut, ce n’est pas grandchose. Plus elle est aiguë et viue, plus elle trouue en soy de foiblesse, et se deffie d’autant plus d’elle mesme. le suis de l’aduis de Sylla : et quand ie me prens garde de près aux plus glorieux exploicts de la guerre, ie voy, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n’y employent la délibération et le conseil, que par acquit ; et que la meilleure part de l’entreprinse, ils l’abandonnent à la fortune ; et sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il suruient des allégresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs délibérations, qui les poussent le plus souuent à prendre le party le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus de la raison. D’où il est aduenu à plusieurs grands Capitaines anciens, pour donner crédit à ces conseils téméraires, d’alléguer à leurs gens, qu’ils y estoyent conuiez par quelque inspiration, par quelque signe et prognostique.Voyla pourquoy en cette incertitude et perplexité, que nous apporte l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les diflicultez que les diuers accidens et circonstances de chaque chose tirent : le plus seur, quand autre considération ne nous y conuieroit, est à mon aduis de se reietter au party, où il y a plus d’honnesteté et de iustice : et puis qu’on est en doute du plus court chemin, tenir tousiours le droit. Comme en ces deux exemples, que ie vien de proposer, il n’y a point de double, qu’il ne fust plus beau et plus généreux à celuy qui auoit receu l’offence, de la pardonner, que s’il eust fait autrement. S’il en est mes-aduenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein : et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s’il eust eschapé la fin, à laquelle son destin l’appelloit ; et si eust perdu la gloire d’vne telle humanité.Il se void dans les histoires, force gens, en cette crainte ; d’où la plus part ont suiuy le chemin de courir au deuant des coniurations, qu’on faisoit contre eux, par vengeance et par supplices : mais l’en voy fort peu ausquels ce remède ayt seruy ; tesmoing tant d’Empereurs Romains. Celuy qui se trouue en ce danger, ne doit pas beaucoup espérer ny de sa force, ny de sa vigilance. Car combien est-il mai aisé de se garentir d’vn ennemy, qui est couuert du visage du plus officieux amy que nous ayons ? et de cognoistre les volontez et pensemens intérieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations estrangeres pour sa garde, et estre tousiours ceint d’vne baye d’hommes armez : Qui-