Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/215

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Quant aux entreprises militaires, chacun sait combien la fortune y a large part ; même en dehors de l’exécution, dans les conseils que nous tenons et les résolutions que nous prenons, la chance et la malchance y ont place, et ce que peut notre habileté est peu de chose ; plus elle est perspicace et vive, plus elle est faible et a sujet de se défier d’elle-même. Je suis de l’avis de Sylla ; quand j’examine attentivement les faits de guerre les plus glorieux, il m’apparaît, ce me semble, que ceux qui les ont accomplis, n’ont pris conseil et délibéré sur la conduite à tenir que par acquit de conscience, et qu’en engageant l’affaire, ils se sont surtout abandonnés à leur bonne fortune ; confiants qu’elle leur viendrait en aide, ils se sont, en maintes circonstances, laissé entraîner au delà des bornes de la raison. Leur résolution présente parfois l’empreinte d’une confiance excessive ou d’un désespoir inexplicable qui les poussent le plus souvent à prendre le parti le moins rationnel en apparence et grandit leur courage à un degré surnaturel. C’est ce qui a conduit plusieurs grands capitaines de l’antiquité, pour faire accepter par leurs soldats leurs résolutions téméraires, à répandre la croyance qu’elles leur étaient inspirées par un génie familier, et le succès prédit par des signes précurseurs.

Parti à prendre lorsque ce qui peut s’ensuivre donne lieu à incertitude. — Voilà pourquoi dans l’incertitude et la perplexité où nous met l’impuissance dans laquelle nous sommes de discerner et de choisir ce qui convient le mieux, en raison des difficultés et accidents inhérents à chaque chose, le plus sûr, quand d’autres considérations ne nous y amèneraient pas, est, à mon avis, de se rejeter sur le parti qui se présente comme le plus honnête et le plus juste ; et, puisqu’on est en doute sur le plus court chemin, de toujours suivre la voie droite. C’est ainsi que dans les deux exemples que j’ai donnés plus haut, il n’y a pas de doute que pardonner l’offense reçue, était plus beau et plus généreux que d’en agir différemment. Si cela n’a pas réussi au premier, il ne faut pas en accuser la noble conduite qu’il a tenue ; peut-on savoir, s’il s’était arrêté au parti contraire, s’il eût échappé à la mort que le destin lui réservait ? en tout cas, il eut perdu la gloire que lui a value son acte[1] de bonté si remarquable.

Il n’est pas avantageux de s’attacher à prévenir les conjurations par la rigueur. — L’histoire mentionne force gens en proie à la crainte d’attentats ourdis contre eux, et la plupart se sont appliqués à les déjouer en les prévenant et recourant aux supplices ; j’en vois fort peu auxquels ce système ait réussi, témoin tant d’empereurs romains. Celui que menace un semblable danger, ne doit compter beaucoup ni sur sa puissance, ni sur sa vigilance, car il est bien malaisé de se garantir d’un ennemi qui se dissimule, en feignant d’être de nos meilleurs amis et de connaître les desseins et pensées intimes de ceux qui nous approchent. Il aura beau se constituer une garde recrutée à l’étranger et s’entourer constamment d’hommes armés, quiconque ne tient pas à la vie, sera

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