Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/216

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conque aura sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle d’autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, luy doit seruir d’vn merueilleux tourment. Pourtant Dion estant aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire mourir, n’eut iamais le cœur d’en informer, disant qu’il aymoit mieux mourir que viure en cette misère, d’auoir à se garder non de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu’Alexandre représenta bien plus viuement par effect, et plus roidement, quand ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion, que Philippus son plus cher médecin estoit corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner ; en mesme temps qu’il donnoit à lire sa lettre à Philippus, il auala le bruuage qu’il luy auoit présenté. Fut-ce pas exprimer cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit qu’ils le peussent faire ? Ce Prince est le souuerain patron des actes hazardeux : mais ie ne sçay s’il y a traict en sa vie, qui ayt plus de fermeté que cestui-cy, ny vne beauté illustre par tant de visages.Ceux qui preschent aux Princes la deffiance si attentiue, soubs couleur de leur prescher leur seurté, leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se faict sans hazard. I’en sçay vn de courage tres-martial de sa complexion et entreprenant, de qui tous les iours on corrompt la bonne fortune par telles persuasions : Qu’il se resserre entre les siens, qu’il n’entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys, se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes, quelque promesse qu’on luy face, quelque vtilité qu’il y voye. I’en sçay vn autre, qui a inesperément auancé sa fortune, pour auoir pris conseil tout contraire.

La hardiesse dequoy ils cerchent si auidement la gloire, se représente, quand il est besoin, aussi magnifiquement en pourpoint qu’en armes : en vn cabinet, qu’en vn camp : le bras pendant, que le bras leué. La prudence si tendre et circonspecte, est mortelle ennemye des hautes exécutions. Scipion sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et abandonnant l’Espaigne, douteuse encore sous sa nouuelle conqueste, passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie, à la puissance d’vn Roy barbare, à vne foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur, et de la promesse de ses hautes espérances. Habita fides ipsam plerumque fidem obligat. À vne vie ambitieuse et fameuse, il faut au rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons. La crainte et la deffiance attirent l’offence et la conuient. La plus defiant de nos Roys establit ses affaires, principalement pour auoir