Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/221

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inconsidérément avancé ; il chercha à s’esquiver et à disparaître ; ce spectacle n’en surexcita que davantage la foule en délire, qui en vint aux pires excès avec lui.

J’assistais à une délibération relative à une grande parade de troupes de toute nature, que l’on projetait (occasion souvent choisie par ceux qui méditent de mauvais coups, parce que c’est là qu’ils peuvent s’exécuter avec le moins de danger). Il y avait de fortes apparences, d’après les bruits publics, pour ceux auxquels leurs fonctions imposaient le maintien de l’ordre, que des tentatives de cette nature pourraient bien s’y produire. Divers conseils furent émis à ce sujet, comme il arrive dans les cas difficiles, et, dans le nombre, quelques-uns très sensés et méritant d’être pris en considération. J’opinai, quant à moi, pour qu’on évitât tout ce qui pourrait témoigner de la crainte où l’on était ; pour qu’on s’y rendît, qu’on se mêlât à la troupe la tête haute, le visage ne reflétant aucune appréhension ; et, qu’au lieu de la restreindre (comme les autres le proposaient), on donnât, au contraire, à cette prise d’armes, tout le développement dont elle était susceptible, recommandant aux capitaines d’avertir leurs soldats de faire, bien nourries et avec ensemble, les salves de mousqueterie tirées à titre d’honneurs rendus au personnage qui les passait en revue et de ne pas épargner la poudre. Ainsi fut fait ; ces troupes, dont la fidélité était suspecte, en reçurent un encouragement qui amena, pour l’avenir, une mutuelle et utile confiance.

Confiance de César en sa fortune. — La conduite de Jules César, dans les circonstances de cette nature, me paraît belle, au point de ne pouvoir être surpassée. Par sa clémence[1] et sa douceur, il chercha tout d’abord à gagner l’affection de ses ennemis eux-mêmes, se contentant, quand des conjurations lui étaient dénoncées, de déclarer simplement qu’il en était averti ; puis, par un sentiment plein de noblesse, il attendait sans effroi et sans s’en préoccuper davantage, ce qui pourrait advenir, s’abandonnant et s’en remettant à la garde des dieux et à sa fortune ; il était certainement dans cet état d’âme, lorsqu’il fut tué.

Conseil donné à un tyran, pour se mettre à couvert des complots qu’on pouvait former contre lui. — Un étranger ayant dit et répandu partout qu’il était à même, moyennant une forte somme d’argent, d’indiquer à Denys, tyran de Syracuse, un moyen infaillible de pressentir et de découvrir à coup sûr les complots que ses sujets pouvaient organiser contre lui, Denys, auquel le propos fut rapporté, le fit appeler pour se renseigner sur ce procédé qui pouvait être si utile à sa sûreté. L’étranger lui dit qu’il n’était autre que de lui faire donner un talent, et de se vanter d’avoir appris de lui ce singulier secret. Denys trouva l’idée bonne et lui fit compter six cents écus. Aux yeux de tous, il n’était pas vraisemblable que le tyran eût gratifié un inconnu d’une aussi forte somme, si ce n’était en récompense d’un important service rendu ; et cette croyance contribua à rendre ses ennemis circonspects. C’est qu’en effet, les princes qui ébruitent les avis qu’ils reçoivent des attentats

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