Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/225

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vulgaire et les personnes, en petit nombre, se distinguant par le jugement et le savoir, d’autant que le genre de vie des uns et des autres est tout à fait différent ; mais ce qui me déconcertait, c’est que les hommes les plus éclairés sont précisément ceux qui les ont le moins en estime ; témoin notre bon du Bellay : « Mais, par-dessus tout, dit-il, je hais un savoir pédantesque. » Et cela remonte fort loin, car Plutarque indique que chez les Romains, grec et écolier étaient des termes de mépris, dont on usait pour faire reproche. Depuis, en avançant en âge, j’ai trouvé que ce sentiment public est on ne peut plus justifié, et que « les plus grands clercs ne sont pas les plus fins (Rabelais) ». — Mais comment peut-il se faire qu’une âme, riche de tant de connaissances, n’en devienne pas plus vive et plus éveillée ; et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse retenir, sans s’en améliorer, les œuvres et les jugements émanant des meilleurs esprits que le monde ait produits ; c’est ce dont je m’étonne encore. — Pour recevoir les conceptions si grandes et si fortes de tant de cerveaux étrangers, il est nécessaire, me disait en parlant de quelqu’un une demoiselle qui occupait le premier rang parmi nos princesses, que le sien se foule, se resserre, se comprime pour faire place à ce qu’il reçoit des autres ; je penserais volontiers, ajoutait-elle, que ce qui arrive pour les plantes qui s’étouffent parce qu’elles ont trop de sève, ou les lampes qui s’éteignent quand on y met trop d’huile, se produit également pour l’esprit bourré de trop d’étude et de science ; occupé et embarrassé de trop de choses diverses, il devient hors d’état de les démêler, et sous ce faix ploie et croupit. — M’est avis que la raison est autre, car plus notre âme s’emplit, plus elle se distend ; et les temps anciens nous montrent des exemples où, tout au contraire, on voit des hommes aptes à la conduite des affaires publiques, de grands capitaines et de grands hommes d’État, avoir été aussi de très grands savants.

Les philosophes de l’antiquité étaient au contraire estimés, parce que sous leur originalité existait une science profonde, ce qui constitue une grande différence avec les pédants de nos jours. — Les philosophes qui se désintéressaient de toutes fonctions publiques, ont été aussi autrefois, à la vérité, très ridiculisés par les auteurs comiques de leur temps qui avaient toute liberté ; leurs opinions et leurs façons s’y prêtaient souvent. « Voulez-vous les faire juges soit du bon droit dans un procès, soit des actes de quelqu’un ? comptez donc sur eux ! Ils sont encore occupés à chercher si la vie, le mouvement existent réellement ; si l’homme et le bœuf ne sont pas même chose ; ce que c’est qu’agir ; ce que c’est que souffrir ; quelles sortes de bêtes sont les lois et la justice. Parlent-ils d’un magistrat ou s’entretiennent-ils avec lui ? c’est avec une liberté de langage irrévérencieuse et incivile. Entendent-ils louer[1] leur prince ou un roi ? pour eux, ce n’est qu’un pâtre, oisif comme sont les pâtres, son occupation est comme la leur de pressurer et de tondre leur troupeau, mais avec

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