Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/229

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui offraient, planant en imagination au-dessus de la fortune et du monde, trouvaient les sièges des magistrats, les trônes mêmes des rois, bien bas et bien vils. — Thalès blâmant parfois ses concitoyens de trop se préoccuper de leurs intérêts personnels et de trop chercher à s’enrichir, ils lui répondirent, en lui reprochant d’agir comme le renard de la fable et de ne parler de la sorte que parce que lui-même était incapable d’en faire autant ; là-dessus, il eut l’idée, en manière de passe-temps, de tenter l’aventure. Pour ce faire, humiliant son savoir en le mettant au service d’intérêts matériels qui devaient lui procurer gains et profits, il prit un métier qui, dans une seule année, lui rapporta tant, qu’à peine en toute leur vie les plus experts en la partie pouvaient-ils gagner autant. — Aristote conte que certains disaient de ce Thalès, d’Anaxagoras et de leurs semblables, qu’ils étaient sages mais n’étaient pas prudents, parce qu’ils ne se préoccupaient pas suffisamment des choses utiles ; outre que je ne saisis pas bien la différence entre ces deux mots, ceux qui parlaient ainsi n’étaient pas dans le vrai ; et à voir la fortune si péniblement acquise et si modique dont ces critiques se contentaient, nous serions plutôt fondés à dire, en employant les mêmes expressions que celles dont ils se servaient eux-mêmes, qu’ils n étaient, eux, ni sages ni prudents.

Ceux-ci ne s’occupent que de meubler leur mémoire et d’en faire parade, sans faire bénéficier de ce qu’ils apprennent ni leur jugement, ni leur conscience. — Laissons donc là cette raison du peu de considération qu’on accorde aux pédants ; je crois qu’il est plus juste de l’attribuer à la façon défectueuse dont ils en agissent vis-à-vis de la science. Avec la manière dont nous est donnée l’instruction, il n’est pas étonnant que maîtres et écoliers n’en acquièrent pas plus de valeur, quoique acquérant plus de connaissances. Nos pères ne s’appliquent en vérité qu’à nous mettre science en tête ; de cela, ils se mettent en frais ; mais de jugement, de vertu, il n’en est pas question. Indiquez un passant aux gens du peuple, en criant : « Oh ! ce savant ! » indiquez-leur-en un autre, en vous écriant : « Oh ! cet homme de bien ! » tous ces gens ne manqueront pas de porter leurs regards sur le premier et de lui témoigner du respect. Ne mériteraient-ils pas que, les montrant du doigt à leur tour, quelqu’un criât : « Oh ! ces lourdauds ! » Nous nous enquérons volontiers de quelqu’un « s’il sait le grec et le latin ; s’il écrit en vers ou en prose » ; mais de savoir s’il est devenu meilleur ou si son esprit s’est développé, ce qui est le principal, c’est la dernière chose dont on s’inquiète. Il faut s’enquérir de qui fait le meilleur usage de la science, et non de celui qui en a le plus.

Nous ne nous appliquons qu’à garnir la mémoire, et laissons dégarnis le jugement et la conscience. Les oiseaux se mettent parfois en quête de graines qu’ils emportent dans leur bec, sans plus y goûter autrement, pour les donner en becquée à leurs petits ; ainsi font nos pédants ; ils vont pillant çà et là la science dans les livres et la conservent uniquement sur le bord de leurs lèvres, pour sim-