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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/237

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des sujets absolument étrangers à ceux qu’il traitait d’habitude ; il y voyait si clair, les saisissait si vite, les appréciait si judicieusement, qu’on eût cru qu’il ne s’était jamais occupé que de guerre et d’affaires d’état. Ce sont de belles et fortes natures « que, par grâce particulière, Prométhée a formées d’un meilleur limon et douées d’un plus heureux génie (Juvénal) », que celles qui se maintiennent quand même, au milieu d’institutions défectueuses. Or, il ne suffit pas que nos institutions ne rendent pas plus mauvais, il faut qu’elles nous rendent meilleurs.

La science, sans le jugement, ne saurait porter fruit ; peut-être est-ce là le motif pour lequel nous la tenons comme une superfétation chez la femme. — Quelques-uns de nos parlements, quand ils ont à pourvoir aux offices de leur ressort, n’examinent ceux qui s’y présentent, que sous le rapport de la science qu’ils possèdent. Les autres les examinent en outre sur le bon sens dont ils peuvent être doués, en leur donnant des affaires à apprécier. Ces derniers me paraissent en agir beaucoup mieux ; le savoir et le jugement sont deux qualités nécessaires, et il faut que celui qui sollicite une charge au parlement, les possède toutes deux ; mais le savoir est certainement de moindre prix que le jugement, lequel suffit à défaut de savoir, tandis que l’inverse n’est pas ainsi que l’exprime ce vers grec : « À quoi sert la science, si le jugement fait défaut (d’après Stobée) ? » — Plût à Dieu, pour le bien de la justice, que nos parlements soient aussi riches sous le rapport du bon sens et de la conscience, qu’ils le sont sous celui de la science ; malheureusement : « Nous n’apprenons pas à vivre, mais à discuter (Sénèque) ». Le savoir ne doit pas se juxtaposer à l’âme, il faut l’y incorporer ; il ne faut pas l’en arroser, il faut l’en imprégner ; s’il n’en modifie, n’en améliore pas l’état imparfait, il est certainement préférable de ne pas l’acquérir. C’est une arme dangereuse qui gêne et peut blesser celui qui la manie si elle est en main faible qui n’en connaisse pas l’usage, « si bien que mieux vaudrait n’avoir rien appris (Cicéron) ».

Peut-être est-ce là le motif pour lequel, nous, et avec nous la théologie, ne demandons pas aux femmes d’avoir une grande science ; et que François, duc de Bretagne, fils de Jean V, quand il fut question de son mariage avec Isabeau, fille de la maison royale d’Écosse, répondait à qui lui disait qu’elle avait été élevée simplement et n’avait aucune notion des belles-lettres : qu’il préférait qu’il en fût ainsi, une femme en sachant toujours assez, quand elle sait faire la différence entre la chemise et le pourpoint de son mari.

Nos pères n’en faisaient pas grand cas ; et chez ceux auxquels les dispositions naturelles pour en bénéficier font défaut, elle est plus dangereuse qu’utile ; la plupart des pédants de notre époque sont dans ce cas, ne s’étant adonnés à la science que pour en tirer des moyens d’existence. — Aussi, n’est-il pas si extraordinaire qu’on va le répétant sans cesse, que nos ancêtres n’aient pas fait grand cas des