Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/253

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Loin de moi l’intention d’en agir de même ; je ne cite les autres que pour donner plus de force à ce que je dis. — Ces observations, bien entendu, ne s’appliquent pas aux centons qui se publient comme tels ; outre ceux d’époque ancienne, j’en ai vu de très ingénieux datant de mon temps, un entre autres paru sous le nom de Capilupus ; ce sont des productions d’auteurs dont l’esprit se montre non seulement là, mais encore ailleurs, comme il en est de Lipsius, auquel nous devons ce gros et savant recueil qui constitue ses Politiques.

Quoi qu’il en soit, et si énormes que puissent être les inepties qui me passent par la tête, je les dirai ; n’ayant pas plus dessein de les cacher, que je ne cacherais mon portrait qui, au lieu de me peindre jeune et beau, me représenterait chauve et grisonnant, tel que je suis réellement. J’expose ici mes sentiments et mes opinions, je les donne tels que je les conçois et non tels que d’autres peuvent en juger ; mon seul but est de m’analyser moi-même, et le résultat de cette analyse peut, demain, être tout autre qu’aujourd’hui, si mon caractère vient à se modifier. Je n’ai pas une autorité suffisante pour imposer ma manière de voir, je ne le désire même pas, me reconnaissant trop mal instruit pour prétendre instruire les autres.

L’éducation de l’enfant doit commencer dès le bas âge ; il est difficile de préjuger par ses premières inclinations de ce qu’il sera un jour ; aussi faut-il ne pas y attacher trop d’importance. — Je commence donc. Quelqu’un, ayant vu mon précédent chapitre sur le pédantisme, me disait chez moi, l’autre jour, que je devais avoir des idées faites sur l’éducation des enfants. Si, Madame, j’avais quelque qualité pour traiter un pareil sujet, je ne pourrais mieux en user que d’en faire présent à ce cher petit homme qui va prochainement naître heureusement de vous (car c’est un fils que vous aurez tout d’abord, vous êtes trop généreuse pour commencer autrement). J’ai pris tant de part aux négociations qui ont amené votre mariage, que j’ai quelque droit à m’intéresser à la grandeur et à la prospérité de tout ce qui peut en advenir ; sans compter que mon attachement pour vous, qui date de si loin, me fait vous souhaiter honneur, bien et prospérité, à vous et à tout ce qui vous touche. Mais, à vrai dire, je suis peu expert en pareille matière ; je n’ai guère d’autre idée sur ce point que celle-ci : c’est que l’élevage et l’éducation de l’enfant constituent tout à la fois la plus difficile et la plus importante des sciences humaines. — En agriculture, la préparation du terrain sur lequel on veut planter et la plantation elle-même sont choses aisées et sur lesquelles on est absolument fixé ; mais, une fois la plantation effectuée, quand le sujet commence à prendre racine et à se développer, les procédés à employer sont variés et les difficultés nombreuses. Il en est de même de l’homme, sa plantation ne demande pas grand art ; mais, après sa naissance, le soin de l’élever et de l’éduquer nous crée une tâche laborieuse et pleine de soucis de toutes sortes. Dans le