Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/255

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bas âge, il manifeste si faiblement les dispositions qu’il peut avoir, il est si difficile de s’en rendre compte, ce qu’il semble promettre est si incertain et trompeur, qu’il est malaisé d’en porter un jugement ferme. Voyez Cimon, voyez Thémistocles et mille autres ; combien n’ont-ils pas été différents de ce qu’ils semblaient devoir être. Les petits de l’ours, ceux du chien suivent leurs penchants naturels ; mais la nature de l’homme se modifie si aisément par les habitudes, les courants d’opinion, les lois dont il a dès le premier moment à subir l’influence, qu’il est bien difficile de discerner et de redresser en lui ses propensions naturelles. Il en résulte que faute de l’avoir engagé sur la route qui lui convient, on a souvent travaillé pour rien et que beaucoup de temps peut avoir été employé à lui apprendre des choses auxquelles il ne peut atteindre. — Malgré de telles difficultés, je suis d’avis qu’il faut toujours diriger l’enfant vers ce qui est le meilleur et le plus utile, et qu’il n’y a pas à tenir grand compte de ces légères indications, de ces pressentiments que semblent nous révéler les préférences que, dans son enfance, il peut manifester et auxquelles Platon, en sa République, me paraît attacher trop d’importance.

La science convient surtout aux personnes de haut rang ; non celle qui apprend à argumenter, mais celle qui rend habile au commandement des armées, au gouvernement des peuples, etc. — La science, Madame, est un bel ornement et un outil d’une merveilleuse utilité, notamment pour les personnes qui, comme vous, sont d’un rang élevé. Ce n’est pas entre les mains de gens de condition servile et de classe inférieure qu’elle peut avoir sa réelle utilité ; plus fière, elle sert surtout à ceux qui peuvent être appelés au commandement des armées, au gouvernement d’un peuple, à siéger dans les conseils des princes, à ménager nos bons rapports avec une nation étrangère, beaucoup plus qu’à ceux qui n’ont qu’à discourir, plaider une cause ou doser des pilules. C’est pourquoi, Madame, je me permets de vous exposer les idées, contraires à celles généralement en cours, que j’ai sur ce point ; là se borne ce qu’à cet égard, je puis faire pour vous ; et je le fais, parce que je suis convaincu que vous n’exclurez pas la science dans l’éducation de vos enfants, vous qui en avez savouré les douceurs et qui êtes d’une race de lettrés, car déjà nous avons les écrits des anciens comtes de Foix d’où vous descendez, vous et M. le comte votre mari ; et M. François de Candale, votre oncle, en produit tous les jours qui, pendant des siècles, assureront à votre famille une large place dans le monde savant.

Le succès d’une éducation dépend essentiellement du gouverneur qui y préside. Ce gouverneur doit avoir du jugement, des mœurs plutôt que de la science, s’appliquer à aider son élève à trouver de lui-même sa voie et l’amener à exposer ses idées, au lieu de commencer par lui suggérer les siennes. — À votre fils vous donnerez un gouverneur dont le choix aura une importance capitale sur son éducation.