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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/263

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manier un cheval, une pique, un luth, et même la voix, sans nous y exercer à l’instar de ceux-ci qui prétendent nous apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous faire ni juger ni parler ! Pour exercer l’intelligence, tout ce qui s’offre à nos yeux, suffit à nous servir de livre : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table sont autant de sujets d’enseignement se renouvelant sans cesse.

Les voyages bien dirigés sont particulièrement utiles ; il faut les commencer de bonne heure. — À cela, la fréquentation des hommes, les voyages en pays étrangers conviennent merveilleusement ; non pour en rapporter, comme le font nos gentilshommes français, des notes sur les dimensions de Santa Rotonda ou la richesse des dessous de jupes de la signora Livia ; ou comme d’autres, qui relèvent de combien le profil de Néron, d’après quelque vieille ruine de là-bas, est plus long et plus large que sur certaines médailles le représentant ; mais pour observer principalement les mœurs et les coutumes de ces nations, et pour affiner notre cerveau par le frottement avec d’autres. Je voudrais qu’on fit voyager l’enfant dès ses premiers ans, pour cela et aussi pour lui apprendre les langues étrangères, faisant ainsi d’une pierre deux coups, et commençant par les nations voisines dont la langue diffère le plus de la nôtre, parce que, si on ne s’y met pas de bonne heure, notre organe n’a plus la souplesse nécessaire.

L’enfant gagne à être élevé loin des siens ; il faut l’habituer aux fatigues et endurcir son corps, en même temps que fortifier son âme. — Il n’est pas raisonnable d’élever l’enfant dans la famille, c’est là un point généralement admis. Les parents, même les plus sages, se laissent trop attendrir par leur affection et leur fermeté s’en ressent ; ils ne sont plus capables de le punir de ses fautes ; ils ne peuvent admettre qu’il soit élevé durement comme il convient, et préparé à tous les hasards de la vie ; ils ne pourraient souffrir le voir revenir d’un exercice, en sueur et couvert de poussière ; boire chaud, boire froid ; monter un cheval difficile ; faire de l’escrime avec un tireur un peu rude, ou manier pour la première fois une arquebuse. Et cependant, on ne saurait faire autrement ; pour en faire un homme de valeur, il faut ne pas le ménager dans sa jeunesse et souvent enfreindre les règles que nous tracent les médecins : « Qu’il vive en plein air et au milieu des périls (Horace). » Il ne suffit pas de fortifier l’âme, il faut aussi développer les muscles ; l’âme a une tâche trop lourde, si elle n’est secondée ; elle a trop à faire si, à elle seule, elle doit fournir double service. Je sais combien peine la mienne en la compagnie d’un corps débile et trop délicat qui s’en remet par trop sur elle ; et je m’aperçois souvent, dans mes lectures, que nos maîtres, dans leurs écrits, citent comme exemples de magnanimité et de grand courage, des faits qui dénotent plutôt une grande force physique, de bons muscles et des os solides.

J’ai vu des hommes, des femmes, des enfants ainsi faits, qu’une