Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/285

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le tenant, comme on fait des autres, dans une sorte d’enfer, en l’astreignant au travail, comme un portefaix, pendant quatorze ou quinze heures par jour ; je ne trouverais pas bon non plus si, porté par tempérament à la solitude et à la mélancolie, et manifestant un penchant exagéré à se livrer à l’étude des livres, on l’y encourageait ; cela rend les jeunes gens impropres à prendre part aux conversations du monde et les détourne de meilleures occupations. Combien ai-je vu d’hommes de mon temps abêtis, en cherchant à acquérir plus de science qu’ils n’en étaient capables ; Carnéades en devint fou, au point qu’il ne trouvait plus le temps de soigner sa barbe et sa chevelure, ni de se faire les ongles. Je ne veux pas gâter ses généreuses dispositions par le fait du manque d’éducation et des procédés barbares d’un autre. Jadis il était proverbial que la sagesse française naissait de bonne heure, mais durait peu ; il faut reconnaître qu’encore maintenant rien n’est gentil comme, en France, nos petits enfants ; mais d’ordinaire, ils ne réalisent pas l’espérance qu’on en a conçue ; devenus hommes faits, on ne voit rien en eux de particulièrement bon ; j’ai entendu dire à des gens de jugement, que c’est de les envoyer aux collèges, dont nous avons un si grand nombre, qui les abêtit de la sorte.

Toutes les circonstances, même les jeux, prêtent à l’étude de la philosophie ; le dressage du corps chez l’enfant doit être mené de front avec celui de l’âme. — Pour notre jeune homme, un cabinet ou un jardin, la table comme le lit, la solitude comme la société, le matin et le soir seront tout un ; pour lui, toutes les heures se ressembleront ; en tous lieux, il étudiera, car la philosophie, qui sera son principal sujet d’étude, par cela même qu’elle forme le jugement et les mœurs, a ce privilège qu’elle se mêle à tout. Isocrate l’orateur étant, dans un festin, prié de parler sur son art, tout le monde trouva qu’il avait eu raison de répondre : « Ce n’est pas le moment de faire ce que je sais, et je ne sais pas faire ce qui conviendrait en ce moment » ; discourir ou encore discuter sur des sujets de rhétorique, devant une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, sont, en effet, deux choses qui ne vont point ensemble ; et on peut en dire autant de toute autre science. Seule, la philosophie, dans la partie qui traite de l’homme, de ses devoirs et de sa fonction, peut, en raison de ce que ce sujet de conversation a d’agréable et de facile, être admise dans les festins et dans les jeux, et cela de l’avis unanime de tous les sages. Platon l’a conviée à son Banquet ; nous voyons de quelle façon douce et appropriée au temps et au lieu, elle y entretient l’assistance, bien que les thèses qui s’y traitent soient d’entre celles de la plus haute portée et des plus salutaires de ce philosophe. « Elle est utile aux pauvres, elle l’est également aux riches ; les jeunes gens, comme tes vieillards, ne la négligent pas impunément (Horace). »

Il est probable que dans ces conditions, mon élève sera moins désœuvré que tous autres de son âge. Quand nous nous promenons