Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parce qu’il ne le veut pas : « La différence est grande entre ne vouloir pas et ne savoir pas faire le mal (Sénèque). » — Pour faire honneur à un seigneur avec lequel je me trouvais en bonne compagnie, et qui était aussi éloigné que qui que ce soit en France de débordements de ce genre, je lui demandai combien de fois en sa vie il s’était enivré par nécessité, pour les intérêts du roi, alors qu’il était en Allemagne. Il prit ma question comme je la lui adressais et me répondit qu’il s’y était trouvé obligé par trois fois différentes qu’il me raconta. J’en connais qui, ayant pareillement affaire avec cette nation, faute de posséder cette faculté, se sont trouvés parfois fort embarrassés. — J’ai souvent remarqué, et toujours avec admiration, la merveilleuse nature d’Alcibiade, qui lui permettait de se plier si facilement à des façons de faire si différentes, sans que sa santé en souffrît, tantôt surpassant les Perses par son luxe et le faste qu’il déployait, tantôt les Lacédémoniens par son austérité et sa frugalité, aussi rigoriste à Sparte que voluptueux en Ionie. — « Aristippe sut s’accommoder de toute condition et de toute fortune (Horace) » ; c’est à cela que je voudrais en arriver avec mon disciple : « J’admirerais celui qui ne rougit pas de ses haillons ni ne s’étonne de la bonne fortune, et joue les deux rôles avec grâce (Horace). »

C’est par ses actes qu’on jugera du profit qu’un jeune homme a retiré de l’éducation qu’il a reçue. — Telles sont mes leçons. Celui qui en tire le meilleur parti, est celui qui les met en pratique, plus que celui qui se borne à les savoir ; celui-là, le voir c’est l’entendre, l’entendre c’est le voir. — Platon fait dire à quelqu’un : « Grâce à Dieu, philosopher n’est ni beaucoup apprendre ni s’adonner aux arts ». « C’est bien plus par leurs mœurs que par leurs écrits, que les philosophes se sont appliqués au plus grand des arts, à celui de bien vivre (Cicéron). » — Léon, prince des Phliasiens, demandait à Héraclide Ponticus à quelle science, à quel art il se livrait : « Je ne connais, répondit celui-ci, ni art, ni science ; je suis philosophe. » — On reprochait à Diogène qu’ignorant comme il l’était, il se mêlât de philosophie : « C’est précisément là, répliqua-t-il, ce qui fait que je suis plus propre à m’en mêler. » Hégésias le priait de lui lire un livre : « Vous êtes plaisant, lui répondit-il ; quand vous avez des figues à choisir, vous les prenez vraies et naturelles et non peintes ; que ne choisissez-vous pareillement, pour discuter, des sujets bien réels tels que vous les fournit la nature, au lieu de sujets écrits ? »

Ces leçons, il ne les redira pas tant qu’il ne les traduira en actions, en faisant application dans les actes de la vie ; c’est ainsi qu’on verra s’il apporte de la prudence dans ce qu’il entreprend ; de la bonté, de la justice, dans sa manière de vivre ; s’il parle avec grâce et témoigne du jugement ; s’il supporte courageusement la maladie ; est modeste dans ses jeux, tempérant dans ses plaisirs ; s’il a de l’ordre dans ses dépenses ; s’il a des goûts faciles en ce qui touche les mets, viande ou poisson ; les boissons, vin ou eau : « Si