Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/294

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ordonne, que qui a dans l’esprit vne viue imagination et claire, il la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s’il est muet :

Verbâque prœuisam rem non inuitd sequentur.


Et comme disoit celuy-là, aussi poétiquement en sa prose, cum res animum occupauere, verba ambiunt. Et cest autre : ipsæ res verba rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, coniunctif, substantif, ny la grammaire ; ne faict pas son laquais, ou vne harangere de Petit pont : et si vous entretiendront tout vostre soûl, si vous en auez enuie, et se desferreront aussi peu, à l’aduenture, aux règles de leur langage, que le meilleur maistre es arts de France. Il ne sçait pas la rhétorique, ny pour auant-jeu capter la beneuolence du candide lecteur, ny ne luy chaut de le sçauoir. De vray, toute cette belle peinture s’efface aisément par le lustre d’vne vérité simple et naifue. Ces gentilesses ne seruont que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massiue et plus ferme ; comme Afer montre bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos estoyent venus à Cleomenes Roy de Sparte, préparez d’vne belle et longue oraison, pour l’esmouuoir à la guerre contre le tyran Polycrates : après qu’il les eut bien laissez dire, il leur respondit : Quant à vostre commencement, et exorde, il ne m’en souuient plus, ny par conséquent du milieu ; et quant à vostre conclusion, ie n’en veux rien faire. Voila vne belle responce, ce me semble, et des harangueurs bien camus. Et quoy cet autre ? Les Athéniens estoient à choisir de deux architectes, à conduire vne grande fabrique ; le premier plus affeté, se présenta auec vn beau discours prémédité sur le subiect de cette besongne, et tiroit le iugement du peuple à sa faneur : mais l’autre en trois mots : Seigneurs Athéniens, ce que cettuy a dict, ie le feray. Au fort de l’éloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration, mais Caton n’en faisant que rire : Nous auons, disoit-il, vn plaisant Consul. Aille deuant ou après : vne vtile sentence, vn beau traict est tousiours de saison. S’il n’est pas bien à ce qui va deuant, ny à ce qui vient après, il est bien en soy.Ie ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rythme faire le bon poëme : laissez luy allonger vne courte syllabe s’il veut, pour cela non force ; si les inuentions y rient, si l’esprit et le iugement y ont bien faict leur office : voyla vn bon poète, diray-ie, mais vn mauuais versificateur,

Emunctæ naris, durus componere versus.