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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/295

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jours à l’exprimer, soit en un idiome quelconque, soit par gestes s’il est muet : « Ce que l’on comprend bien s’énonce clairement, et les mots, pour le dire, arrivent aisément (Horace) » ; ou, comme dit un autre, d’une façon aussi poétique, quoique en prose : « Lorsque vous possédez votre sujet, les mots suivent (Sénèque) » ; ou encore cet autre : « Les choses entraînent les paroles (Cicéron) ». — Celui qui est maître de son idée, peut ne connaître ni ablatif, ni conjonctif, ni substantif, ni quoi que ce soit de la grammaire, être à cet égard tout aussi ignorant que son valet ou une harangère du Petit pont, n’empêche que, si vous en manifestez le désir, lui comme eux, vous en entretiendront aussi longtemps, plus même que vous ne pourrez le supporter ; et les règles de langage qu’ils ignorent complètement, les déconcerteront aussi peu que le plus docte académicien de France. Il ne connaît pas la rhétorique, ne sait comment, avant d’entrer en matière, on dispose favorablement un lecteur ingénu et ne se soucie guère de le savoir. De fait, toutes ces formes oratoires perdent aisément leur effet, quand il est question d’une vérité simple et naïve ; ces jolis préambules ne servent qu’à amuser le vulgaire incapable d’une nourriture plus substantielle et plus réconfortante, ainsi qu’Afer l’indique très clairement dans Tacite. — Les ambassadeurs de Samos s’étaient présentés à Cléomène, roi de Sparte, avec une longue et belle supplique, préparée à l’avance, dans le but de le solliciter de faire la guerre contre le tyran Polycrate. Après les avoir bien laissés dire, le roi leur répondit : « Pour ce qui est de l’exorde par lequel a commencé votre discours, je ne m’en souviens plus, non plus que du milieu ; et pour ce qui est de la conclusion, je n’en veux rien faire. » Voilà, ce me semble, une belle réponse et des harangueurs bien penauds. — Et cet autre : Les Athéniens avaient à faire choix entre deux architectes, pour la construction d’un grand édifice : le premier, très affété dans son attitude, se présente avec un beau discours soigneusement préparé sur le travail à exécuter, et déjà le peuple se déterminait en sa faveur, quand le second prononça ces seuls mots : « Seigneurs athéniens, ce que celui-ci vient de dire, moi, je le ferai. » — Alors que l’éloquence de Cicéron était dans toute sa force, beaucoup l’admiraient ; Caton, lui, ne faisait qu’en rire : « Nous avons, disait-il, un plaisant consul. » — Qu’on commence ou qu’on finisse par là, une sentence utile, un beau trait, sont toujours bien venus ; s’ils ne cadrent pas bien avec ce qui précède, ni avec ce qui suit, ils intéressent par eux-mêmes.

Dans un poème, l’idée et le vers sont deux choses essentiellement distinctes. — Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’un bon rythme suffit pour faire un bon poème ; qu’on fasse longue une syllabe brève si cela plaît, je ne m’y oppose pas ; si les idées émises sont riantes, s’il y a de l’esprit et du jugement, je dirai : voilà un bon poète, sauf à ajouter : mais un mauvais versificateur ; « ses vers sont négligés, mais il a de la verve (Horace). » Que, dans un tel ouvrage, dit Horace, on enlève ce qui relie les su-