Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/304

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ayant extrême peur de faillir en chose qu’il auoit tant à cœur, se laissa en fin emporter à l’opinion commune, qui suit tousiours ceux qui vont deuant, comme les grues ; et se rengea à la coustume, n’ayant plus autour de luy ceux qui luy auoient donné ces premières institutions, qu’il auoit apportées d’Italie : et m’enuoya enuiron mes six ans au collège de Guienne, tres-florissant pour lors, et le meilleur de France. Et là, il n’est possible de rien adiouster au seing qu’il eut, et à me choisir des précepteurs de chambre suffisans, et à toutes les autres circonstances de ma nourriture ; en laquelle il reserua plusieurs façons particulières, contre l’vsage des collèges : mais tant y a que c’estoit tousiours collège. Mon Latin s’abastardit incontinent, duquel depuis par desaccoustumance i’ay perdu tout vsage. Et ne me seruit cette mienne inaccoustumée institution, que de me faire eniamber d’arriuée aux premières classes. Car à treize ans, que ie sortis du collège, i’auois acheué mon cours (qu’ils appellent) et à la vérité sans aucun fruit, que ie peusse à présent mettre en compte.

Le premier goust que i’euz aux liures, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d’Ouide. Car enuiron l’aage de 7. ou 8. ans, ie me desrobois de tout autre plaisir, pour les lire : d’autant que cette langue estoit la mienne maternelle ; et que c’estoit le plus aisé liure, que ie cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse de mon aage, à cause de la matière. Car des Lancelots du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de liures, à quoy l’enfance s’amuse, ie n’en cognoissois pas seulement le nom, ny ne fais encore le corps : tant exacte estoit ma discipline. Ie m’en rendois plus nonchalant à l’estude de mes autres leçons prescrites. Là il me vint singulièrement à propos, d’auoir affaire à vn homme d’entendement de précepteur, qui sceust dextrement conniuer à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car par là, i’enfilay tout d’vn train Vergile en l’Æneide, et puis Terence, et puis Plaute, et des comédies Italiennes, leurré tousiours par la douceur du subiect. S’il eust esté si fol de rompre ce train, i’estime que ie n’eusse rapporté du collège que la haine des liures, comme fait quasi toute nostre noblesse. Il s’y gouuerna ingénieusement, faisant semblant de n’en voir rien. Il aiguisoit ma faim, ne me laissant qu’à la desrobée gourmander ces liures, et me tenant dou-