Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/309

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adonner, à l’exemple de certains parmi les anciens, le faire très convenablement et y mériter des éloges ; en Grèce, c’était même là un métier admis pour les gens honorables : « Il s’ouvre de son projet à l’acteur tragique Ariston, homme distingué par sa naissance et sa fortune ; son art ne lui enlevait rien de sa considération, car il n’y a là rien de honteux chez les Grecs (Tite Live). »

Les jeux et les exercices publics sont utiles à la société. — J’ai toujours taxé de manque de jugement ceux qui condamnent ces distractions ; et d’injustice, ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes à des comédiens qui méritent ce privilège et, de la sorte, privent le peuple de ces plaisirs publics. De bons administrateurs s’appliquent à rassembler les citoyens, à les attirer à des exercices et à des jeux comme aux offices plus sérieux de dévotion ; cela amène à se connaître et à avoir de meilleurs rapports ; on ne saurait procurer à la foule de passe-temps préférables à ceux auxquels tout le monde peut assister et qui ont lieu sous les yeux mêmes des magistrats ; bien plus, je trouverais raisonnable que, par un sentiment d’affection et de bonté tout paternel,[1] les municipalités et le prince, celui-ci à ses frais, l’en gratifient quelquefois, et que, dans les villes populeuses, il y eût des lieux affectés à ces spectacles et disposés à cet effet ; cela pourrait parfois détourner de pires actions pour lesquelles on se cache.

Pour revenir à mon sujet, il n’y a rien de tel que de faire, par la douceur, naître chez les enfants le désir d’apprendre et entretenir en eux le goût de l’étude ; autrement on n’en fait que des ânes chargés de livres ; on leur impose à coups de fouet, de garder leurs pochettes pleines de science, alors que pour bien faire il ne suffit pas de loger cette science chez soi, il la faut épouser.

CHAPITRE XXVI.

C’est folie de juger du vrai et du faux avec notre seule raison.

L’ignorance et la simplicité se laissent facilement persuader ; mais si l’on est plus instruit, on ne veut croire à rien de ce qui paraît sortir de l’ordre naturel des choses. — Ce n’est peut-être pas sans motif que la simplicité et l’ignorance nous paraissent naturellement portées à plus de facilité à croire et à se laisser persuader, car il me semble avoir appris jadis que croire est pour ainsi dire le résultat d’une sorte d’impression faite sur notre âme, qui reçoit d’autant mieux ces empreintes qu’elle est plus tendre et de moindre résistance. « Comme le poids fait nécessairement pencher la balance, ainsi l’évidence entraîne l’esprit (Cicéron) » ; plus l’âme est vide et n’a rien encore qui fasse contrepoids,

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