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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/321

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peuvent communiquer aux enfants, il pourrait en résulter des familiarités déplacées ; davantage, les enfants ne peuvent ni donner des avis ni reprendre leurs pères, ce qui est des premières obligations de l’amitié. Chez certaines nations, il était d’usage que les enfants tuent leurs pères ; chez d’autres, c’étaient les pères qui tuaient leurs enfants, pour éviter, ainsi qu’il arrive quelquefois, qu’ils ne se fassent réciproquement obstacle ; du reste, du fait même de la nature, la mort de l’un n’est-elle pas la complète émancipation de l’autre ? — Il s’est trouvé des philosophes qui ont affecté de ne tenir aucun compte des liens du sang : Aristippe, par exemple, à qui l’on pariait de l’affection qu’il devait à ses enfants, issus de lui, se mit à cracher en disant que cela aussi était issu de lui ; le même disait encore que, si nous engendrons nos enfants, nous engendrons aussi des poux et des vers ; un autre, que Plutarque cherchait à mettre d’accord avec son frère, lui répondait : « Ce n’est pas parce qu’il est sorti du même trou que moi, que j’en fais plus grand cas. » — Je conviens que c’est un beau nom, témoignage d’une grande affection, que celui de « frère » ; et c’est pour cela que La Boétie et moi en fîmes usage, l’un à l’égard de l’autre, quand nous fûmes liés ; mais, dans la réalité, la communauté des intérêts, les partages de bien, la pauvreté de l’un conséquence de la richesse de l’autre, détrempent considérablement l’union fraternelle ; des frères devant, pour faire leur chemin en ce monde, suivre la même voie, marcher du même pas, il est inévitable qu’ils se heurtent et se choquent souvent. Bien plus, c’est la conformité de goûts et de relations qui engendre ces véritables et parfaites amitiés, or il n’y a pas de raison pour qu’elle se rencontre ici ; père et fils peuvent être de goûts absolument différents, des frères également : c’est mon fils, c’est mon parent, ce n’en est pas moins un homme peu sociable, un méchant, un sot. Dans les amitiés dues à la loi, à des obligations naturelles, notre volonté ne s’est pas exercée librement ; elles ne résultent pas d’un choix de notre part ; et, de tout ce qui naît de notre libre arbitre, rien n’en dépend plus exclusivement que l’affection et l’amitié. Ce n’est pas que je n’aie été à même, sous ce rapport, de juger tout ce qui peut en être, car mon père a été le meilleur des pères qui fut jamais, le plus indulgent et est demeuré tel jusque dans son extrême vieillesse ; notre famille était réputée par l’excellence des rapports qui ont toujours existé entre père et fils, et la concorde entre frères y était exemplaire : « Connu moi-même pour mon affection paternelle pour mes frères (Horace). »

Entre hommes et femmes, dans le mariage comme en dehors, un autre sentiment prédomine et l’amitié ne saurait trouver place. — Notre affection pour les femmes, bien qu’issue de notre choix, ne saurait être comparée à l’amitié ni en tenir la place. Dans ses élans, je le confesse : « Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux peines de l’amour (Catulle) », elle est plus active, plus aiguë, plus âpre ; mais c’est un feu téméraire et volage, ondoyant et varié ; feu de fièvre qui a ses accès.